Il est entré dans le
magasin de cette démarche propre aux jeunes hommes qui ont confiance
en eux. Il traînait dans son sillage le groupe d'amis qui va avec ce
genre d'attitude, un jeudi soir, en banlieue. Lorsqu'il m'a demandé
un livre et que je lui ai dit que si nous l'avions ce serait à
l'étage, il m'a répondu, assez cavalièrement, que je devais
vérifier si c'était le cas avant qu'il ne monte (nous avons un
escalier mobile, m'enfin, ce n'est pas le premier à passer ce genre
de commentaire). J'ai donc fait la recherche pour lui et l'ai informé
que le livre était disponible sur commande, mais pas autrement.
Entre ce qu'il me disait
et mes réponses, jamais il ne s'est intéressé à moi. Après tout,
je n'étais qu'une employée de service à la clientèle. Je crois
surtout que les gens de sa petite cour l'intéressaient bien
davantage que moi. Et il y avait aussi les textos qui fusaient à
tout moment, bien entendu. Ce n'est pas rare de nos jours de vivre ce
genre de situation, les gens sont en magasin, sans l'être tout à
fait. Je ne lui en tenais pas rigueur, ça fait partie du métier.
C'est, par ailleurs,
toujours un peu embêtant quand on sert quelqu'un qui a une
occupation beaucoup plus importante à compléter que ce que l'on
fait pour elle. Dans le cas qui nous occupe, il y avait visiblement
une demoiselle qui l'intéressait dans la bande et ce que je pouvais
bien lui raconter avait une importance minime. J'ai eu plusieurs fois
le sentiment d'être un intrus dans une soirée de rencontres. Drôle
d'endroit pour donner rendez-vous à une date,
si vous voulez mon avis, sauf que je crois que je dois me faire à
l'idée que ça se peut encore, comme à mon époque, de se donner
rendez-vous dans un centre commercial, même si nous n'aurions jamais
eu l'idée de nous draguer dans la face du commis sans lui prêter
attention. Enfin, ce sont les souvenirs que j'en garde et il est fort
possible que ceux-ci soient faussés.
J'ai procédé à la
commande, et lorsque je lui ai demandé son nom, il m'a répondu,
narquois : « Beau Brun ». J'ai pensé, in petto,
« ben oui, fais-moi du charme avec la moitié de mon âge, rien
que voir si je vais marcher... ». Toute la cour s'est mise à
rire de bon cœur, ce qui a confirmé mon impression. Il les a tous
fusillé du regard, et je me suis aperçu que j'avais tort. Son nom
de famille était vraiment Beaubrun; les copains ne se moquaient pas
de moi, en réalité.
Ça
faisait un peu étrange étant donné les circonstances, ce beau
brun, de chevelure, de peau, d'yeux, justement qui me disait cela.
Comme j'ai grandi à la frontière de Montréal-Nord, je sais que les
surnoms que se donnent les jeunes de ce quartier, sont souvent encore
plus improbables que les patronymes qui font, quelquefois, ciller.
J'ai
complété sa commande, sans rire, même si ça m'était difficile.
Son prénom, évidemment, ressemblait à ce que je peux imaginer d'un
nom de famille, parce qu'en vérité, je ne connais pas grand chose
de la culture haïtienne.
Nous
avons terminé sa commande, le plus sérieusement du monde, et j'ai
pensé que si mon propre patronyme me pèse parfois, il y a des gens
qui doivent se draper d'une chape d'ironie pour survivre au leur.
Ce
qui n'est pas mon cas.
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