On ne s'attend pas à
rencontrer grand monde lorsqu'on prend le métro à 6 heures le
samedi matin. Étrangement, si la foule n'est pas très dense, elle
n'est pas si éparse non plus. En fait, elle est juste assez
clairsemée pour qu'on puisse s'apercevoir qu'on partage un wagon
avec quelqu'un qu'on connaît, même mal, voire presque plus.
Nous avions été amis
quelque part entre la fin de l'adolescence et le début de l'âge
adulte, sans que cette amitié ne se déploie davantage que dans un
immédiat délimité par la fréquentation d'un même cercle social.
Bien entendu, à l'époque, nous partagions, ainsi que nos pairs, les
émotions en fusion des amours en bandoulière alors, forcément, il
y avait un petit quelque chose de l'ordre de l'intime, dans ce que
nous avions échangé.
C'est dans ces
circonstances qu'il avait laissé tomber son grand corps dégingandé
devant moi en murmurant un « franchement » bien senti
juste avant que je le lève les yeux pour l'interroger du regard. Je
savais d'avance que sa vie tanguait sur des vagues tumultueuses.
J'avais vu passer sur les réseaux sociaux, quelques 24 heures plus
tôt, un message laissant entendre qu'il cherchait une chambre ou un
appartement qu'il pourrait occuper immédiatement. Ça devait bien
faire dix ans qu'on ne s'était pas croisé, encore plus qu'on
n'avait pas échangé autre choses que des banalités.
Sans me répondre il
avait tourné l'écran de son téléphone vers moi pour que je puisse
y lire le texto encore affiché. « I don't wanna see you
ever. It would be too hard for me. Send somebody between 10 and noon
today. If you don't, everything will be on the street by 4. »
Me plongeant du coup dans le cœur de sa vie actuelle, comme si nous
étions de retour au café étudiant quelques 20 ans plus tôt et que
j'étais censée tout connaître de ses déboires actuels.
En réalité, je n'en
connaissais rien. Sinon qu'elle était Américaine et musicienne et
qu'ils avaient été un couple pendant une dizaine d'années. C'est
mince comme information pour essayer de consoler quelqu'un qu'on
ne connaît plus. Que pouvais-je lui servir sinon des platitudes
généralisées ? Ne sachant trop quelle attitude adopter, je
lui avait finalement demandé : « raconte ».
Il avait poussé un
énorme soupir. Pendant que je pouvais observer les rouages de ses
méninges s'agiter dans sa tête, je ne pouvais faire autrement que
de remarquer les pattes d'oies qui définissaient désormais son
regard terriblement bleu et constater que sa houppe si
caractéristique avait finalement cédé le pas à la calvitie. Ces
indices visuels me permettraient, je le savais, d'enraciner l'homme
dans autre chose que les souvenirs que j'en gardais.
Son silence s'éternisant,
je m'étais dit qu'il ne me raconterait rien finalement. Je l'aurais
compris du reste, nous ne nous connaissions plus. Mais il avait vidé
son bagage émotionnel dans mon oreille compatissante. C'était une
histoire complexe, dans laquelle personne n'avait tort ni raison. Et
dont la fin, quoique prévisible, avait été aussi abrupte que
possible. Une semaine plus tôt, ils formaient un couple, ce
matin-là, ils ne l'étaient plus et une blessure ouverte des deux
côtés rendaient toute discussion impossible.
Ils ne se parlaient plus,
mais se textaient furieusement et continuellement. Quand j'étais
arrivée à ma station, j'avais posé la main sur son poignet avant
de lui dire : « Arrête ».
Je m'étais presque noyée
dans la mer de ses yeux en détresse, avant de sentir qu'il avait
saisi la bouée que je le lui avais lancée.
Je l'avais laissé
patauger dans ses désamours de novembre, en espérant, qu'un jour,
il se reconstruise.
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