Tu avais rêvé ta vie,
bien avant de la vivre. Tu savais que tu étais bien mal partie dès
le départ. Non, tu n'avais pas eu les bons parents biologiques, mais
tu te savais tout de même assez chanceuse dans ta famille d'accueil,
qui elle n'avait rien de sordide. C'était peut-être un peu trop
bruyant, un peu trop essoufflant, un peu trop n'importe quoi pour que
tu aies eu envie d'y rester trop longtemps.
Comme beaucoup d'ados, tu
t'étais projetée dans le rêve qui commençait inévitablement par
avoir ton appartement. Sauf que, vivre en appartement, ça coûte
cher. Trop cher pour un petit salaire de commis de dépanneur. Ta
chance, dans tout ça, c'est que dans le petit village où tu as
grandi, il n'y a pas de cégep, alors forcément, tu devais quitter
le premier pour pouvoir étudier et ça, tu y tenais. Parce que dans
tes rêves il y avait toujours des tonnes de nouvelles choses à
apprendre.
Alors, bien entendu,
quand tu avais rencontré ce beau gars-là, au charme incendiaire,
avec ses grands yeux noirs comme le fond d'un puits et cette
fragilité, ce désir d'amour et d'absolu tu n'avais pas trouvé si
étrange qu'il te propose immédiatement d'emménager chez-lui, même
si au fond, vous ne vous connaissiez pas beaucoup. Tu t'étais
simplement dit qu'il n'y avait aucune raison pour que tu n'ai pas
autant que lui le courage de t'engager.
Cependant, tu avais vite
compris que rien dans cette relation n'était sain. La petite
fragilité du départ, s'était rapidement transformée en escaliers
qui se déboulaient, en mots qui faisaient mal, en interdits de toute
sorte. Assez pour que tu vives avec la peur au quotidien. Peur qu'il
ait trop bu, peur qu'il pète une coche parce que tu avais décidé
de faire quelques heures supplémentaires, peur que ta complicité
avec des nouvelles copines du travail, ou du cégep, soit mal perçue.
Tu avais donc fermé ta
grande gueule plus souvent qu'à ton tour, jusqu'à ce que la phrase
« tu es la femme de ma vie » te devienne un cauchemar. Et
tu savais que tu ne pouvais pas le quitter. Qu'il fallait qu'il soit celui qui termine la relation sans quoi les conséquences pourraient être fâcheuses pour
toi. Mais tu avais sauté sur l'occasion de partir quand il t'avais
parlé d'un break. Bien
évidemment, tu voyais cette coupure bien différemment de lui. Bien
évidemment tu rayonnais de toutes tes cellules, toutes tes fibres
durant cette césure et tu avais aussitôt rencontré quelqu'un
d'autre. Un gars bien simple qui ne t'offrait pas tant d'habiter avec
lui, mais de te trouver un appartement à toi, en colocation, à la
limite, pour que tu puisses goûter un peu à la liberté.
Tu
avais alors pris toute ta force de vie dans tes mains, traverser les
étapes comme il se devait, soit commencer par aviser la police que
tu devais retourner chercher tes choses à un endroit où tu étais
possiblement en danger afin de te donner une chance de changer le
cours des choses. Le problème, c'est qu'avec ton beau grand sourire,
ta force intérieure, ton bagout, on ne t'avais pas tout à fait
prise au sérieux et que toute ton existence s'était arrêtée sous
le coup d'une arme blanche quand tu pensais, au contraire, avoir fait
très exactement ce qu'il fallait pour te sortir de cet enfer-là.
Faire
ce qu'il faut, n'est pas toujours la solution, faut croire.
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