dimanche, janvier 20, 2019

L'homme de la porte

Au moins cinq fois par semaine, depuis plus de deux ans, je vois le même homme tenir la porte du métro Jean-Talon. J'ai l'habitude des marginaux qui s'improvisent un emploi pour gagner avec un minimum de dignité un peu de sous. Dans mon ancien quartier, ils étaient particulièrement nombreux. Ce faisant, j'en reconnaissais bien quelques uns, mais je ne peux pas dire que j'avais établi aucune forme de relation avec aucun d'entre eux.

Avec cet homme, c'est différent. Il toujours au même endroit et est le seul à s'y installer. Après tous ces mois, nous nous reconnaissons mutuellement. Il me salue sans plus espérer que je lui donne quoique ce soit, sauf un regard et un sourire. Je crois, je crois seulement, que cette attitude fait la job. Par ce que si nous sommes très nombreux à franchir sa porte quotidiennement, peu d'entre-nous prennent la plein de le saluer. Je n'ai jamais vu personne lui donner d'argent, cependant, il doit en obtenir parce que j'ai pu souvent voir les effets sur lui d'une consommation récente de drogue et je reconnais désormais son pusher, même si je fais semblant que je n'ai aucune idée de ce qu'il fait dans le secteur. Une fille se protège comme elle peut des vautours de ce monde.

Cet été, je me suis souvent inquiétée pour l'homme de la porte. Parce qu'il faisait si chaud et qu'il est pratiquement toujours habillé comme si on était quelque part au début du printemps. Je lui ai donné un bouteille d'eau, un fois. Ça m'apparaissait une bonne idée sous la canicule. Et si j'essaie de ne pas trop gaspiller de plastique dans ma vie, je trouvais que dans ce cas précis, c'était de l'argent bien investi dans un bouteille. Il était content, ce jour-là. Il me l'a rappelé tout le reste de l'été.

Depuis quelques temps, une vraie bise hivernale enveloppe la ville. Mais je l'ai vu tous les jours à sa porte. Pas très tôt le matin, pas quand le soleil est couché non plus, mais dans le cœur du jour, il est fidèle à son poste. Je sais qu'il ne fréquente pas les refuges. Pas que je le lui ai demandé, mais à force, on finit par un peu connaître ces étrangers. Et au nombre de fois où j'ai vu les policiers à vélo où les agents du métro lui parler, j'ai fini par comprendre ce genre de choses.

Alors bien entendu, je commençais à me demander sérieusement si je le reverrais jamais après la bordée de neige qui nous est tombée dessus. Pas tant à cause de la neige, mais du froid mordant qui l'accompagne, tout à fait étrangement. Je n'ai absolument aucun souvenir de tempête précédente lors desquelles il faisait froid. Et là, il fait froid de chez froid.

Je m'approchais du métro hier, en fin d'après-midi avec presque dans l'idée de lui demander s'il avait un plan pour la nuit quand j'ai vu la brigade de travailleurs sociaux l'aborder. Trois personnes qui le connaissaient manifestement avaient entrepris de le convaincre de passer la nuit au chaud. Je ne sais pas s'ils ont réussi, j'ai passé mon chemin soulagée de savoir qu'on essayait de lui donner une option.

Et j'ai bien dormi en imaginant qu'il avait accepté.

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