Une bête curieuse
Dans l'immeuble où
j'habite, il y en gros, deux types de locataires : des personnes
seules ou de jeunes familles qui, à ce que je me suis laissée dire,
ne restent jamais très longtemps à cette adresse. Je suis moi-même
une nouvelle arrivante dans ce milieu. Mais je m'y suis intégrée
comme une main dans un gant fait sur mesure. J'ai été accueillie
avec gentillesse par les occupants qui y sont depuis longtemps, parce
que, je suppose, ils me reconnaissent comme l'une des leurs.
Une fois cela établi, je
ne peux pas dire que j'ai largement fait connaissance avec les autres
occupants, mais j'en reconnais plusieurs, sur la rue où à
l'épicerie. À vrai dire, mon premier contact avec la majorité
d'entre eux a eu lieu quand nous sommes retrouvés devant l'immeuble
à cause d'une alarme d'incendie. On était collectivement en pyjama
ou à peu près, ce qui ne nous présentait pas nécessairement les
uns aux autres sous nos meilleurs jours. Ceci était dit, ça nous a
permis de nous lancer des petits coups d’œil complices quand on se
croisait dans le vrai monde.
À l'étage du dessus, il
y a plusieurs personnes qui y sont depuis fort longtemps, dont une
femme que j'appellerai Suzie. Je ne l'ai pas vue très souvent. Nous
avons des horaires divergents et nos appartements ne donnent ni sur
les mêmes couloirs ni sur le même côté de l'immeuble. Mais le
jour de Noël, je l'ai croisée alors que je remontais une brassée
de linge. Elle était assise dans l'escalier, un gros sac poubelle
sous les fesses et elle descendait (dévalait) l'escalier de cette
manière. Bien entendu, j'avais eu le goût de rire, mais je m'en
étais abstenue. Après tout, sa situation n'était pas enviable, et
elle ne pratiquait pas cette descente dans le simple but d'avoir du
plaisir. En réalité, elle avait une jambe cassée et elle trouvait
beaucoup moins difficile de parcourir les étages de la sorte plutôt
que de se battre avec ses béquilles pour arriver à destination. Ce
jour-là, elle était accompagnée d'une femme lui ressemblant
beaucoup, qui lui apportait un support moral sans doute bienvenu.
Il y a quelques jours, on
s'est revues à la salle de lavage. Moi, je suis régulière comme
une horloge et j'utilise toujours les machines tôt le matin, un jour
de semaine. Je ne l'y avait jamais vue. Elle était entrée dans la
pièce quand je venais d'abaisser la porte de la laveuse. Elle
m'avait fait une petite face dépitée en me demandant si j'avais
l'intention de faire sécher mon linge après. J'avais toute suite
compris l'enjeu, il y a deux laveuses et une sécheuse. Et
visiblement, elle n'avait pas l'intention de remonter ses étages
entre les cycles de lavage. Je l'avais rassurée en lui disant que je
pouvais très bien attendre deux heures avant de revenir mettre mon
linge à sécher.
J'ai alors eu
l'impression d'avoir réussi un rite de passage. Parce qu'elle
s'était aussitôt présentée, m'expliquant qu'elle restait ici
depuis vingt ans et me racontant les us et coutumes des habitants de
longue date de notre immeuble. C'est ainsi que j'ai appris l'histoire
d'à peu près tous ceux qui sont partis en même pas cinq minutes,
tout à fait surprise d'en apprendre autant en aussi peu de temps.
Tandis qu'elle déplorait de ne plus rien savoir depuis que le
concierge avait changé parce que celui d'avant expliquait toujours
qui partait et qui arrivait à ceux qui voulaient bien l'entendre.
Je l'avais trouvée un
peu belette, tout en étant immensément sympathique.
Le l'avais laissée à
son lavage, plutôt amusée, en me disant que je ne perdait rien pour
attendre qu'elle trace de moi une esquisse aussi vive que précise la
prochaine fois qu'elle parlerait à une voisine de palier que je ne
connais pas.
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