jeudi, décembre 29, 2005

Comme si la vie était un tapis d'entrée

-Tu es déjà là, me dit-il
-Oui, mais pas pour longtemps.
-Ah, tu sors ce soir?
-Non, je fous le camp, je vais me terrer au Mexique... en attendant.
-En attendant quoi?
-Que la vie passe.
-Bien sûr.

J'avais déposé les sacs d'épicerie sur le tapis imbibé d'eau de l'entrée. Je ne bougeais pas. Je n'avais même pas songé à secouer la neige de sur mes épaules ou à essuyer mes bottes. Il était apparu à la porte du salon, l'air un peu surpris, empêtré dans un cahier du journal qu'il essayait de replier. Il esquissait maintenant ce sourire, à demi-moqueur à demi-complice, que j'aimais tant, comme tous ces petits détails qui nous réconfortent parce qu'ils nous font penser qu'on connaît bien une personne. Moi, je ne trouvais rien de drôle. J'étais très sérieuse.

-Que l'hiver passe, tu veux dire.

L'eau dégouttait de mes cheveux et ruisselait sur mes joues. Il me trouvait jolie, je crois. Ridicule et mignonne.

-Non, la vie. Ma vie. Elle finira bien par passer, non?
-J'espère que non.

Il avait toujours ce même sourire tendre et généreux. Il était imperturbable. Je sentais une chaleur naître dans le bas de mon ventre, le désir affleurer par petits frissons sur l'intérieur de ma cuisse. Il jouait le jeu. Appuyé sur le mur du couloir, il ne bronchait pas.

-Est-ce qu'il faut que je te retienne?

En disant cela, il avait abaissé le sourcil gauche et relevé le coin de ses lèvres, ce qui lui creusait une fossette tout à fait délicieuse.

-Pourquoi faut-il toujours que tu parles de partir, Isa?

Ces paroles étaient douces, affectueuses. Ça ne pouvait que me rendre plus cynique.

-Ce n'est pas de partir dont je parle, mais de laisser la vie s'échapper...
-De destruction...
-De fuite du temps...
-Viens, conclut-il.
-Non.

Il baissa les yeux, mais sans cesser de sourire. J'essayais d'imaginer que c'était des larmes qui couvraient mon visage. Il y avait si longtemps que je n'avais pas pleuré. Ç'aurait été une belle occasion.

-Et si c'était le moment? demandai-je.

Et je ne parlais pas de pleurs. Ni de faire l'amour. Ni d'enfants. Il le savait. Moi, j'étais certaine qu'il ne tenterait rien pour m'empêcher de faire quoi que ce soit. C'était l'entente. Nous allions la respecter tous les deux.

J'aurais pu boucler mes valises ce soir-là. Je ne l'aurais jamais revu. Je suis restée. Il dort à côté de moi en ce moment, à ma gauche, comme chaque nuit depuis dix ans. Mais ça ne signifie rien. Il pourrait disparaître à l'aube, je pourrais aller faire des courses demain et ne pas revenir, ça ne voudrait rien dire non plus. Simon est un homme tel que je voudrais quitter. Et je pense vraiment que je le ferais. C'est possible. Je sais aussi qu'il est capable d'en faire autant. Entre nous, c'est comme ça. Nous nous aimons.

6 Commentaires:

Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Une personne telle qu'on voudrait la quitter.

J'adore.

Ça résume tout un lien presque mystique, mais sans attache.

Il y a de ces phrases qu'on voudrait avoir écrites. :)

10:48 a.m.  
Blogger Mamathilde s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Uto, Uto : Je ne regrette pas du tout de t'avoir convier à venir semer tes textes par ici. Me semblait aussi que tu avais ta place dans mon espace. Je me reconnais dans toutes tes lignes.
à

Selon mon expérience, même sans entente Simon n'aurais pas empêché la narratrice de partir. Parce que les mecs ils font cela. Ils nous regardent partir sans rien dire, comme soufflé qu'on soit partie et c'est seulement quand la porte est refermée qu'ils crient. Mais on ne les entend pas et on ne sait pas. Ou du moins on doute, alors on ne se retourne pas.

11:25 a.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Vos mots sont magiques. Un bel hommage à l'amour que les femmes ne ressentent pas de la même manière que les hommes. C'est peut-être ce qui fait la force des ressentis de chacun... force qui ne se conjugue pas toujours à tous les temps.

1:53 p.m.  
Blogger Lumières s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Bonjour Utopiaque. Un très, très beau texte. Je me permettrais d'ajouter que Simon a bien demandé:"Est-ce qu'il faut que je te retienne"? Il pourrait le faire. Serait prêt à le faire je crois. Et il l'a fait, en fait.
Je parle de ma propre lecture, toute personnelle bien entendu.
Et puis, ce n'est pas la première fois qu'Isa parle de partir, n'est-ce pas? Je serais bien curieuse de savoir ce qui s'est passé après qu'Isa ait dit: "Et si c'était le moment"? C'est là qu'est le mystère pour moi.
Et je dirais que si les hommes laissent partir sans dire un mot, une fois le choc passé ils font souvent beaucoup pour reconquérir la femme qui est leur grand amour.

6:43 a.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

J'aime beaucoup beaucoup. Ce texte a une vivacité qui rend ce moment tellement vrai, tellement sensible qu'on sent la tension entre les protagonistes.

12:21 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Utopiiiiii - C'est vrai que c'est un bon texte. Je ne dirai pas qu'on a l'habitude, avec toi, mais... on a l'habitude qu'avec toi les textes soient bons!

C'est bien écrit, je veux dire. Le contenu... hum. Ouais, bon, on a déjà échangé là-dessus et tu sais à quel point mes idées sont arrêtées. ;) L'amour pour moi se situe en effet à ce moment précis où on choisit de partir ou de rester. Et on reste. Et ça fait toute la différence. "Une personne telle qu'on ne voudrait plus la quitter." Sinon, c'est de la fuite, plutôt lâche en fait, beaucoup trop à la mode, devant un sentiment qui nous fait sentir trop petit(e).

Mathilde, si les mecs vous laissent partir, c'est simplement parce que vous êtes parfois tellement froides, lorsque vous nous quittez, pour des raisons souvent obscures, que cette froideur nous fige sur place. Comme si vous vous coupiez complètement de vos émotions alors que nous on risque de s'y noyer. On vous regarde partir et on ne réagit que lorsqu'on arrive à nouveau à bouger le bout des doigts.

Et oui, Uto, nous aimons mieux que vous.

8:27 a.m.  

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