Comment créer un monstre
Elle pleurait en averse devant moi. Elle me racontait sa dernière déception. Ce gars, si merveilleux qu’elle avait rencontré récemment. Elle le voyait dans sa soupe après le premier rendez-vous, se bâtissait des châteaux dans les nuages, avait prénommé ses enfants et tout. Pas lui. Quand elle l’avait rappelé, il lui avait dit : « je suis désolé, j’ai rencontré quelqu’un d’autre. » Elle était sidérée, elle avait mis sa vie en points de suspension depuis la soirée de la semaine précédente. Je ne savais plus trop quoi faire. Parce que je trouvais un peu ridicule qu’elle se mette dans des états pareils pour un mec qu’elle rencontrait via une agence. Et que ce soit comme ça à toutes les fois. J’avais bien essayé de lui dire qu’elle s’investissait trop au premier contact, elle me répondait toujours qu’elle était romantique et qu’elle n’avait pas envie de changer. Et moi, je pensais « dam it! c’est pas une question d’être romantique ou non! C’est une question de prendre un peu le temps de faire la connaissance de l’autre avant de mettre son cœur dans le hachoir à viande! »
Je ne me rappelle plus exactement ce que je lui ai dit, j’ai perdu patience et un peu paniqué. J’ai levé le ton et lui ai dit que je la trouvais complètement déphasée dans sa manière de gérer les relations humaines. Je lui ai dit qu’au XXIe siècle, la premier rendez-vous n’était pas garant de longévité entre deux personnes. Ce n’était pas très gentil et je n’étais pas particulièrement fière de moi quand je l’ai laissée en plan, toute seule devant son café. En même temps, j’étais soulagée parce que j’ai tendance à perdre patience avec les gens qui font de l’immobilisme dans leur vie. Je ne sais plus comment nous avons fini par devenir amies. Il y avait une telle dichotomie entre sa personnalité et la mienne que nous frisions l’absurde à chaque fois qu’on échangeais sur quelque chose.
Les années ont passé sans qu’on ne se revoit. J’imaginais bien qu’elle était très en colère contre moi. Il y avait de quoi. Hier, on s’est rentrées dedans sur le coin d’une rue. Un hasard. Nous n’avions rien de bien précis à faire dans les minutes qui suivaient, alors nous sommes retournées sur les lieux de notre dernière discussion pour la reprendre, la refaire un peu. Devant moi, ce n’était clairement plus la même fille. Elle était assurée, drôle, pimpante. Elle venait de quitter un gars qu’elle avait fréquenté pendant huit mois et me racontait comment elle jouait avec les autres. Je l’ai vu à l’œuvre d’ailleurs. Le serveur y est vraiment passé. J’étais totalement renversée de la voir agir avec cette grâce nonchalante qui lui allait comme un gant.
Je lui ai demandé ce qui s’était passé pour qu’elle modifie son comportement à ce point. Elle m’a dit que notre dernière discussion l’avait fait réfléchir et qu’elle avait essayer d’adopter l’attitude inverse pour voir ce que ça donnerait. Et qu’au bout du compte, elle s’était prise au jeu et elle aimait beaucoup son nouveau elle-même. Quand le serveur est venu porter la note, elle lui a lancé un de ces regards obliques qui tuent. Elle a pris la facture et l’a mise dans ses poches en me montrant le numéro de téléphone que le mec avait laissé.
Elle est partie en battant des cils et moi je me suis dit que finalement, j’avais créé un monstre.
Je suis désolée, mais j'aurai toujours bien du mal à considérer comme de la 'grâce' le fait de jouer avec qui que ce soit.
Je l'aime ton texte Mathilde ^_^
Surement qu'un jour elle va se faire prendre à son propre jeu de toute façon... c'est ce qui m'est arrivé en tout cas :P
A jouer au tout ou rien, il est rare de gagner au final. En même temps, il est parfois difficile de trouver le juste équilibre. Surtout en amour !
Sinon, joli texte. J'aime bien.
Les déphasées sont en perpétuelle quête de terrain solide. Simplement. Parce que les nuages, c'est cotonneux, certes, mais tellement instable.
;-)
Ça m'a fait sourire, ce texte génial. Comme toujours...
Catherine : Je voyais la grâce dans la souplesse des gestes que j'imaginais.
Laurie : Merci :)
Jessica : Bienvenue. Je ne sais pas, moi je la trouve charmante cette fille. En fait, c'est un personnage que j'aime beaucoup.
Dda : Trouver l'équilibre est, je pense, la quête de toute une vie.
La Matou : Tu peux bien parler de déphasées... Mais je crois que tu as raison dans ton analyse.
Les gens passionnés ont cette tendance vers l'extrême, offrir son coeur sur un plateau ou écrabouiller celui des autres. Difficile de parler de juste milieu, "d'apprivoisement"..
Ils donnent tout ou rien.
Magenta : Hep! Et franchement, je n'ai jamais su quoi faire avec les milieux.
Guillaume : Heu? Merci. Mais tu vois de l'ingéniosité là où il n'y avait en réalité qu'un hasard.
Bravo, Mathilde. Pour le texte; certainement pas pour le monstre suplémentaire.