lundi, juin 05, 2006

Des filles et des fruits

Nous étions transis de pluie et de froid en entrant dans ce bouiboui que nous connaissions par cœur. J’avais l’impression que rien ne pourrait arriver à réchauffer ma moelle durement affectée par les gouttes pénétrantes qui nous avaient lacéré les chairs. À l’intérieur, les volutes de fumée se disputaient l’air ambiant. C’était la dernière soirée. On aurait dit que tous les fumeurs de la ville s’étaient donné rendez-vous dans tous les endroits public pour consumer le plus de tabac possible avant l’heure dite. Mes yeux rougis ne parvenaient pas à voir l’autre extrémité de la salle et j’avais l’impression que mes compagnons restaient dans le flou. Je savais que je n’aurais pas trop d’une heure sous la douche, en revenant à la maison, pour me débarrasser des effluves persistants de ces consommations légales.

J’étais tellement mouillé que mes doigts étaient fripés comme après une longue baignade et je tentais tant bien que mal de me trouver un espace sec dans un quelconque recoin de mes vêtements. Ce que je n’arrivais pas à faire, bien entendu. Je me sentais tendu comme une barre de fer et je savais que cette contraction involontaire de mes muscles ne m’aidait pas à me sentir mieux, plus au chaud. Je sentais des vagues frissonnantes me remonter l’échine à chaque respiration. Je tentais de chasser la froidure en ingurgitant des goulées d’alcool dont l’effet prenait plus de temps à se faire sentir que d’ordinaire. Les discussions roulaient sur le travail comme à l’habitude. Nous disséquions les tenants et aboutissants de toutes les maladresses que nous avions pu répertorier dans la journée. Je me sentais un peu à côté de la discussion, pour une fois, je n’étais pas celui qui la lançait dans toutes les directions.

Je me sentais un peu étranger dans ce milieu qui est pourtant le mien. Alors plutôt que de me concentrer sur ce qui se tramait à ma table, je me suis mis à observer les gens qui étaient présents. C’est un jeu que je pratique souvent. J’aime bien regarder la foule et me demander quels sont les liens entre les personnes en présence. J’ai tout de suite reconnu cette habituée qui papillonne d’un espace à l’autre, au gré de ses fantaisies. Elle ne me parle jamais, nous ne nous connaissons pas, mais il y a souvent cet échange de regards des gens qui se reconnaissent comme faisant partie de la même meute. J’ai aussi vu l’homme qui conte. Toutes les fois où je l’observe, il semble être en plein milieu d’une histoire plus abracadabrante que la précédente et ses gestes se font larges tandis que l’alcool fait son œuvre.

Je me racontais toutes sortes d’improbabilités dans ma petite cervelle quand mes yeux se sont posés sur une table voisine de la mienne. Elle était occupée par quatre filles. Aussi dissemblables que possible. Je me sentais magnétisé par elles. Pas tellement qu’elles étaient belles, quoiqu’elles fussent fort jolies. Ce qui était attirant, c’était le bonheur évident que chacun de leurs gestes laissait transpirer. Elles riaient de concert, comme des fleurs qui s’ouvrent à l’aurore matinale. Du pur bonheur pour mes prunelles inquisitrices. Je ne pouvais pas entendre ce qu’elles se racontaient, mais la légèreté qui les drapait avait quelque chose d’éminemment attirant. Je n’aurais pu dire laquelle me plaisait le plus.

À un certain moment, la plus blonde des quatre a posé un bol sur la table. J’ai entendu le cristal de leurs rires se rendre jusqu’à moi. Du plaisir dans sa plus belle expression. Je les ai vues piger allègrement dans le plat devant elles et tremper ensuite la chose dans les verres de mousseux qu’elles dégustaient tranquillement. C’étaient des fraises gorgées de suc qu’elles se faisaient manger l’une l’autre. Elles mordaient dans les fruits en tentant ne pas trop en gaspiller le jus qui, immanquablement, leur coulait sur le menton. Une traînée de sang sur leurs visages blêmis par l’hiver. Leurs lèvres devenaient plus sanguines à chaque nouvelle morsure pendant que je ne pouvais détacher mes iris avides d’elles.

C’était la nuit, j’étais encore trempé par la pluie du printemps. En les dévisageant, j’ai oublié d’avoir froid.

6 Commentaires:

Blogger La Souris (Marie-Ève Landry) s'est arrêté(e) pour réfléchir...

T'as le don de nous garocher en pleine face la maudite phrase qui torche, à la fin de chaque texte!

... ma mozus! :P

8:00 p.m.  
Blogger Lew s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Souris > Mozus... j'pourrais pas trouver mieux!

J'ai déjà vu ça à quelque part... héhé! J'pense que ça me donne des idées ce texte. ^__^

11:42 a.m.  
Blogger Mamathilde s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Souris : J'aime bien soigner mes chutes.

Lew : Ah? je me demande bien où tu aurais pu voir quelque chose de semblable...

1:00 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

J'aime ce texte et certains européens ne pensent pas que tes montagnes sont petites. Nicolas Sanaa

7:30 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Chui d'ac avec vous tous, surtout avec celui du dessus, c'est un texte plein d'inventivité et de poésie.
http://orangerieduquartiernord.blogspot.com/

7:46 p.m.  
Blogger Mamathilde s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Nicolas : Tu les as vues mes montagnes? Celles du Québec je veux dire, parce que les Rocheuses elles font la lutte aux Alpes et tout. Mais elles n'ont plus je ne les ai pas vues.

8:43 a.m.  

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