mardi, septembre 05, 2006

Les visions de Mme Irma

Voici ma contribution pour le Coïtus impromptus de la semaine.

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Lors que je l'ai rencontrée, j'étais jeune et elle était déjà vieille. J'étais fascinée par son vécu. C'était une petite bonne femme toute simple qui n'avait pas eu une vie plus grande que celle de qui que ce soit. Par contre, elle avait nettement plus de chemin que moi, lové dans sa besace. Elle avait plus de quatre-vingts ans, moi j'abordais insolemment une jeune vingtaine pimpante. J'allais la voir, une fois semaine, l'après-midi, pour lui faire la lecture, lui dire que Dieu n'existait pas, juste pour le plaisir de la voir s'emporter. Nous nous sommes raconté des romans que nous avions aimés tellement de fois que nos histoires devenaient comme des livres cornés, surlignés au marqueur de nos élans du coeur.

La plupart du temps, je m'instruisais auprès d'elle. Je lui demandais de me raconter les transformations du vingtième siècle, qu'elle avait vu passer. Elle me racontait la télévisions, les transports en communs, le rétrécissement des espaces humains. Mais toujours, elle me rappelait que l'important c'était d'aimer. D'aimer jusqu'au bout des ongles, sans équivoque, sans retranchements. Elle me disait que la vie, ne pouvait être la vie que si on la regardait droit dans les yeux avant de prendre une grande bouchée dedans. Moi, je l'écoutais ravie de l'avenir qu'elle m'offrait. Point n'était besoin d'être carriériste, point non plus d'obligation de vie rangée pour la réussir. L'important, au bout du compte, quant le sentier sous nos pas s'amenuisait, était de pouvoir se dire « ma vie, je l'ai vécue. » Elle était en quelque sorte mon mentor tandis que j'étais, selon ses propres termes, un souffle de printemps sur ses dernières années.

Madame Irma, avait aimé dans sa vie. Les souvenirs de ses histoires de coeurs transcendaient les époques. Elle gardait vivants des moments de sa vie qui s'étaient déroulés quelques soixante-dix ans auparavant. Elle n'avait pas eu beaucoup d'amis ni d'amoureux. Elle avait tout de suite compris là où son coeur battait. Et puis, on se mariait jeune, au milieu du XIXe siècle. Quand je lui parlais de mes histoires d'amour qui n'allaient nulle part, elle m'écoutait en silence, hochant la tête par instant, confortablement installée sur ses oreillers, me donnant l'impression qu'elle se moquait gentiment de moi.

Ce que je retiens de ces rencontres c'est qu'elle me parlait du coeur. Elle me disait souvent que l'important c'était d'ouvrir les canaux vers les autres, pour aller jusqu'au bout de soi-même. Pour s'approcher des autres et tenter de les comprendre le plus possible. Un jour elle m'a dit qu'elle avait passé sa vie à faire des intrusions intempestives dans la vie d'autrui, sachant souvent, en même temps que ceux qu'elle aimait, ce qui les bouleversait. Ainsi, elle avait vu des morts au moment même où celles-ci se produisaient, elle avait suivi des descentes dans des comas éthyliques et assisté aux balbutiements de nouvelles histoires d'amour, à l'insu des différents protagonistes de ces aventures. Elle m'a avoué qu'à quelques reprises elle a indiqué aux intéressés ce qu'elle avait vu, mais qu'elle choisissait bien ceux à qui elle se dévoilait ainsi. Parce qu'elle savait bien qu'elle serait perçue comme une sorcière, par plusieurs d'entre eux. Elle m'a aussi raconté la grande fatigue que généraient ces passages impromptus dans des secrets qu'elle visitait un peu malgré elle.

Fréquemment, je lui demandais ce qu'elle entrevoyait pour moi. Elle me faisait des gros yeux parce qu'elle n'avait jamais vu l'avenir, seulement des présents parallèles et je le savais très bien. Mais j'aimais bien la voir s'emporter un peu en me tapant les doigts de ses aiguilles à tricoter, tendrement. Moi, j'attrapais sa petite menotte parcheminée et je la caressais sans pouvoir résister à l'envie de plaquer un baiser sur sa joue douce. Je me suis réveillée un matin, avec un noeud dans le coeur, et j'ai su, sans l'ombre d'un doute, que l'heure pour son dernier passage était passée. Je me suis donc rendue à l'infirmerie, un jour de semaine, contrairement à nos habitudes. Les infirmières, sur l'étage m'ont regardée d'un drôle d'air puisque personne encore ne m'avait prévenue. Elle avait entrepris sa traversée quelques deux heures plus tôt. Sa peau, toujours aussi douce et souple, était déjà froide. J'ai versé une larme en lui disant que je l'aimais.

Depuis, j'écris que tous mes chemins mènent ailleurs et j'espère sincèrement que ce sont des chemins du coeur.

4 Commentaires:

Blogger Juli s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Oh, c'est une très jolie histoire ça!!!!!!!

2:04 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Quelque part, au fond de toi, tu as aussi ce don... que tu exprimes à ta façon.

12:04 a.m.  
Blogger Wictoriane s'est arrêté(e) pour réfléchir...

C'est très beau, j'aime marcher sur les chemins qui mènent vers tes ailleurs !

1:56 a.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Quelle jolie rencontre, celle de la jeunesse avec l'aïeule qui se dépêche de transmettre, vite, vite, avant se s'éteindre, pour laisser une trace...
Bravo :)

11:43 a.m.  

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