jeudi, juin 11, 2015

Les tatoués

Selon notre bonne habitude, nous nous étions attablés à cet endroit bien précis affectueusement nommé « le bureau des confidences ». Ça faisait plus de dix ans que nous fréquentions cette table-là. À intervalles plus où moins réguliers. Le temps, de toute manière, n'ayant jamais eu de prise sur notre amitié. Elle se déclinait en coups de gueule et autres coups plus où moins bas dont l'objectif avoué est de déstabiliser l'autre pour lui faire voir ses propres mésaventures sous un angle différents. Dans mon cas, il s'agissait régulièrement de me faire admettre que je me complaisais dans un drame ou un autre et qu'il me suffisait de me secouer un peu les puces pour recommencer avancer d'un pas plus sûr dans les mois à venir.

C'était un mercredi je crois. La soirée commençait à peine dans le bar plus vide qu'à son habitude. Peut-être était-ce dû au fait que la température extérieure avait hésité toute la journée entre le gris et le plus gris encore, laissant présager une pluie qui ne se matérialisait pas, tout en chargeant l'air de cette humidité collante qui donne presque froid dans le dos malgré des celsius frisant le 30. À toutes les fois où j'avais fréquenté cet endroit, il avait été particulièrement débordant de population hétéroclite. Ce soir-là, j'avais le sentiment qu'il n'y avait d'hétéroclites que mon compagnon et moi.

Pour une raison que je ne m'expliquait pas, tout le monde était visiblement tatoué. Visiblement comme au visage. Évidemment, la plupart des gens étaient tatoués ailleurs, mais avec cette chaleur, les bras dénudés et autres jambes bien portées, laissent voir des traces d'encre, ancrées dans les peaux. Nous avions bien nous aussi, sortis nos jambes et nos bras, sauf qu'ils étaient de ce blanc terreux, résultat effectif d'un hiver qui venait tout juste de tirer sa révérence. Ça me donnait l'impression d'être entrée, sans le savoir, dans une convention de tatoués.

Le moment le plus étrange, je l'ai vécu dans les toilettes, évidemment (il me semble que toutes les histoires de bar ont aussi une histoire de toilettes des filles). Lorsque j'y avais mis les pieds, un petit groupe de femmes de tout âge se jasait de tatou justement et se montraient fièrement leurs plus belles ou leurs dernières acquisition. Je les écoutais sans les écouter, comme c'est bien souvent le cas en ce genre d'endroit. À un moment donné, la plus jeune du lot s'est tournée vers moi en me demandant : « le tien, c'est quoi? » Lorsque j'ai répondu que je n'en avais pas, elles m'ont collectivement regardée comme si je venais de leur annoncer que je descendais d'un quelconque astéroïde.

J'étais retournée m'asseoir, sans trop savoir ce que je pensais de cette altercation. Je n'ai rien contre les tatous, je n'ai simplement pas envie d'avoir une marque indélébile sur ma peau, à moi. J'ai un peu peur de me tanner et beaucoup peur de ce que ça pourrait donner une fois que ma peau se sera fripée.

Autrefois, les gens tatoués étaient les marginaux, aujourd'hui... Aujourd'hui, la marginale c'est moi, parce que je n'en ai pas...

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