Les tatoués
Selon notre bonne
habitude, nous nous étions attablés à cet endroit bien précis
affectueusement nommé « le bureau des confidences ». Ça
faisait plus de dix ans que nous fréquentions cette table-là. À
intervalles plus où moins réguliers. Le temps, de toute manière,
n'ayant jamais eu de prise sur notre amitié. Elle se déclinait en
coups de gueule et autres coups plus où moins bas dont l'objectif
avoué est de déstabiliser l'autre pour lui faire voir ses propres
mésaventures sous un angle différents. Dans mon cas, il s'agissait
régulièrement de me faire admettre que je me complaisais dans un
drame ou un autre et qu'il me suffisait de me secouer un peu les
puces pour recommencer avancer d'un pas plus sûr dans les mois à
venir.
C'était un mercredi je
crois. La soirée commençait à peine dans le bar plus vide qu'à
son habitude. Peut-être était-ce dû au fait que la température
extérieure avait hésité toute la journée entre le gris et le plus
gris encore, laissant présager une pluie qui ne se matérialisait
pas, tout en chargeant l'air de cette humidité collante qui donne
presque froid dans le dos malgré des celsius frisant le 30. À
toutes les fois où j'avais fréquenté cet endroit, il avait été
particulièrement débordant de population hétéroclite. Ce soir-là,
j'avais le sentiment qu'il n'y avait d'hétéroclites que mon
compagnon et moi.
Pour une raison que je ne
m'expliquait pas, tout le monde était visiblement tatoué.
Visiblement comme au visage. Évidemment, la plupart des gens étaient
tatoués ailleurs, mais avec cette chaleur, les bras dénudés et
autres jambes bien portées, laissent voir des traces d'encre,
ancrées dans les peaux. Nous avions bien nous aussi, sortis nos
jambes et nos bras, sauf qu'ils étaient de ce blanc terreux,
résultat effectif d'un hiver qui venait tout juste de tirer sa
révérence. Ça me donnait l'impression d'être entrée, sans le
savoir, dans une convention de tatoués.
Le moment le plus
étrange, je l'ai vécu dans les toilettes, évidemment (il me semble
que toutes les histoires de bar ont aussi une histoire de toilettes
des filles). Lorsque j'y avais mis les pieds, un petit groupe de
femmes de tout âge se jasait de tatou justement et se montraient
fièrement leurs plus belles ou leurs dernières acquisition. Je les
écoutais sans les écouter, comme c'est bien souvent le cas en ce
genre d'endroit. À un moment donné, la plus jeune du lot s'est
tournée vers moi en me demandant : « le tien, c'est
quoi? » Lorsque j'ai répondu que je n'en avais pas, elles
m'ont collectivement regardée comme si je venais de leur annoncer
que je descendais d'un quelconque astéroïde.
J'étais retournée
m'asseoir, sans trop savoir ce que je pensais de cette altercation.
Je n'ai rien contre les tatous, je n'ai simplement pas envie d'avoir
une marque indélébile sur ma peau, à moi. J'ai un peu peur de me
tanner et beaucoup peur de ce que ça pourrait donner une fois que ma
peau se sera fripée.
Autrefois, les gens
tatoués étaient les marginaux, aujourd'hui... Aujourd'hui, la
marginale c'est moi, parce que je n'en ai pas...
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