dimanche, juin 07, 2015

Une besace de cailloux

Tu le regardais partir, encore étonnée de te tenir debout après toutes ces heures vides à essayer de comprendre ce qui avait bien pu changer. Il avait été le pivot de ton cœur pendant des années tellement longues qu'il t'arrivait de te demander si ton organe ne s'était pas tout bonnement déréglé à force de rester accroché au même regard, même de loin. Tu frissonnais malgré la chaleur de cette nuit trop chaude pour l'époque de l'année, en essayant de refaire ta propre ligne du temps.

Il n'y avait eu ni cris, ni larmes, ni heurts. Rien qu'une discussion comme les centaines d'autres que vous aviez l'habitude d'avoir. Mais quelque part au cours de celle-ci, l'indifférence s'était invitée entre-vous, ou plutôt entre lui et toi. La dernière rencontre ne remontait pas à si longtemps, quelques semaines à peine. Lorsqu'il avait posé ses lèvres sur ta paume, dans ce geste suranné qui représentait l'annonce de ce qui allait immanquablement suivre, tu n'avais rien ressenti. Nada. Point d'expectative heureuse, plus de papillons dans l'estomac. Juste une grosse boule d'affection, comme celle que tu pouvais ressentir pour les membres de ta famille, mais certainement pas pour un amant.

Évidemment, il avait saisi la situation immédiatement, sans que tu n'aies besoin de t'expliquer. Dix ans à partager une certaine intimité, même si ce n'était pas celle du quotidien, dix ans à vous tenir en otage, en quelque sorte, à vous rendre indisponibles pour pour qui que ce soit d'autre, ça fini par créer une complicité évidente et les événements s'enchaînaient au rythme des battements de cœurs que vous souleviez, ensemble. Bien entendu, au moment où l'une des deux partie n'y était plus, il ne pouvait rester de le béant du vide et des impossibles.

Il t'avait observée avec quelque chose comme un peu de tristesse dans le fond de l’œil, quelque chose comme du regret. Vous aviez toujours cru que si quelqu'un mettait un terme à cette relation qui n'en était pas vraiment une, ce serait lui, parce qu'il n'avait jamais prétendu être amoureux de toi. L'amour, tu le portais seule, comme une écharpe un peu trop lourde. Comme une besace remplie de cailloux que tu n'arrivais pas à vider d'une rencontre à l'autre. Tu avais continué, tout ce temps, en te convainquant que tu préférais cela à rien du tout, et que malgré tout, il y avait quelque chose qui repoussait l'isolement dans cette histoire.

C'était ainsi que tu t'étais retrouvée coincée entre ta solitude et la sienne, à trente ans, avec l'intuition que la fin de cette attirance pas tout à fait saine coïncidait particulièrement bien avec la fin de ton cursus scolaire, te sentant comme sur le bout d'un tremplin, prête à plonger vers la survivance, ailleurs.

Il ne te touchait plus, tu ne voulais plus le toucher.

Tous les cailloux de ta besaces s'étaient laissés choir sur le plancher laqué de ton salon, te laissant avec les souvenirs plus heureux que tristes, que tu étais désormais prête à chérir avec un tout petit brin de nostalgie et une envie de vivre, autrement.

Libellés :