La horde
Sur la ligne orange, dans
un wagon quasi désert, à cette heure qui précède la pointe, elles
sont entrées, non pas en voyageuses comme le reste des quidams qui
le peuplaient, mais en envahisseuses. Elles étaient six mais me
donnaient l'impression d'être cent. Elles se sont déployées autour
de moi, sur les bancs disponibles ou, tout bonnement à terre, très
fières de leur audace. Certaines d'entre-elles étaient encore
vêtues de ce costume d'écolière, facilement identifiable, tandis
que d'autres avaient revêtu le jeans, costume obligatoire de cette
période de la vie.
Elles devaient être en
fin de secondaire deux, ou trois, si je me fie à leur grandeur, au
développement de leur féminité et aux propos échangés.
L'arrogance dans leurs discussions était brûlante d'adolescence.
Les mots s'escamotaient entre-eux, les phrases étaient composées de
débuts sans fins. Elles semblaient s'y complaire et s'y comprendre,
comme s'il y avait eu quoique ce soit de sensé dans les flèches
d'idées qui partaient dans toutes les directions.
En moins de temps qu'il
ne faut pour le verbaliser, les sacs se sont éventrés, nous
laissant entrapercevoir un fragment de leur intimité : restant
de lunch, cahiers scolaires, vêtements de rechange. Malgré le peu
de passagers, en dehors de cette horde, il n'y avait plus un
centimètre carré de disponible sur le sol du wagon entre les deux
portes qu'elles avaient choisi de squatter. Six chambres d'ado se
sont matérialisées. Quelque part entre l'enfance et la volonté de
laisser germer les adultes qu'elles deviendront. Beaucoup de rose, de
lilas, de jaune criant et de paillettes. Elles se voulaient grandes
et matures, sans y arriver tout à fait (sauf pour la hauteur des
corps).
À mes oreilles
défendantes, j'ai su tout ce qu'il y avait à savoir sur les Gars.
Il y avait des noms, qui ne me sont pas restés à l'esprit, c'était
beaucoup trop mêlant d'essayer de faire les bons liens entre les
surnoms, les noms de famille et les prénoms qui désignaient,
potentiellement, une seule et même personne. J'ai aussi eu droit aux
propos acrimonieux sur les professeurs, aux injustices parentales, le
tout additionné des boutades en faire-valoir, certainement
nécessaire à la création de l'identité.
À Jean-Talon, l'heure de
pointe nous a rattrapés. Les chambres d'ado se sont recroquevillées
dans les sacs qui se sont mis à rapetisser comme peau de chagrin, en
tout cas assez pour que le plancher du wagon redevienne praticable
pour permettre aux voyageurs de prendre place parmi-nous. La horde
s'est tue, incapable désormais de bien communiquer entre les arbres
des corps qui s'entassaient toujours davantage dans le maigre espace encore disponible,
d'une station à l'autre.
La station Sherbrooke les
a vues sortir en bloc, emportant avec elles la horde de mes souvenirs
d'ado, bercés par leur voix pas tout à fait posées et leurs
hormones en ébullition.
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