mercredi, mai 06, 2015

La horde

Sur la ligne orange, dans un wagon quasi désert, à cette heure qui précède la pointe, elles sont entrées, non pas en voyageuses comme le reste des quidams qui le peuplaient, mais en envahisseuses. Elles étaient six mais me donnaient l'impression d'être cent. Elles se sont déployées autour de moi, sur les bancs disponibles ou, tout bonnement à terre, très fières de leur audace. Certaines d'entre-elles étaient encore vêtues de ce costume d'écolière, facilement identifiable, tandis que d'autres avaient revêtu le jeans, costume obligatoire de cette période de la vie.

Elles devaient être en fin de secondaire deux, ou trois, si je me fie à leur grandeur, au développement de leur féminité et aux propos échangés. L'arrogance dans leurs discussions était brûlante d'adolescence. Les mots s'escamotaient entre-eux, les phrases étaient composées de débuts sans fins. Elles semblaient s'y complaire et s'y comprendre, comme s'il y avait eu quoique ce soit de sensé dans les flèches d'idées qui partaient dans toutes les directions.

En moins de temps qu'il ne faut pour le verbaliser, les sacs se sont éventrés, nous laissant entrapercevoir un fragment de leur intimité : restant de lunch, cahiers scolaires, vêtements de rechange. Malgré le peu de passagers, en dehors de cette horde, il n'y avait plus un centimètre carré de disponible sur le sol du wagon entre les deux portes qu'elles avaient choisi de squatter. Six chambres d'ado se sont matérialisées. Quelque part entre l'enfance et la volonté de laisser germer les adultes qu'elles deviendront. Beaucoup de rose, de lilas, de jaune criant et de paillettes. Elles se voulaient grandes et matures, sans y arriver tout à fait (sauf pour la hauteur des corps).

À mes oreilles défendantes, j'ai su tout ce qu'il y avait à savoir sur les Gars. Il y avait des noms, qui ne me sont pas restés à l'esprit, c'était beaucoup trop mêlant d'essayer de faire les bons liens entre les surnoms, les noms de famille et les prénoms qui désignaient, potentiellement, une seule et même personne. J'ai aussi eu droit aux propos acrimonieux sur les professeurs, aux injustices parentales, le tout additionné des boutades en faire-valoir, certainement nécessaire à la création de l'identité.

À Jean-Talon, l'heure de pointe nous a rattrapés. Les chambres d'ado se sont recroquevillées dans les sacs qui se sont mis à rapetisser comme peau de chagrin, en tout cas assez pour que le plancher du wagon redevienne praticable pour permettre aux voyageurs de prendre place parmi-nous. La horde s'est tue, incapable désormais de bien communiquer entre les arbres des corps qui s'entassaient toujours davantage dans le maigre espace encore disponible, d'une station à l'autre.

La station Sherbrooke les a vues sortir en bloc, emportant avec elles la horde de mes souvenirs d'ado, bercés par leur voix pas tout à fait posées et leurs hormones en ébullition.

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