mercredi, juillet 15, 2015

Beau brun

Il est entré dans le magasin de cette démarche propre aux jeunes hommes qui ont confiance en eux. Il traînait dans son sillage le groupe d'amis qui va avec ce genre d'attitude, un jeudi soir, en banlieue. Lorsqu'il m'a demandé un livre et que je lui ai dit que si nous l'avions ce serait à l'étage, il m'a répondu, assez cavalièrement, que je devais vérifier si c'était le cas avant qu'il ne monte (nous avons un escalier mobile, m'enfin, ce n'est pas le premier à passer ce genre de commentaire). J'ai donc fait la recherche pour lui et l'ai informé que le livre était disponible sur commande, mais pas autrement.

Entre ce qu'il me disait et mes réponses, jamais il ne s'est intéressé à moi. Après tout, je n'étais qu'une employée de service à la clientèle. Je crois surtout que les gens de sa petite cour l'intéressaient bien davantage que moi. Et il y avait aussi les textos qui fusaient à tout moment, bien entendu. Ce n'est pas rare de nos jours de vivre ce genre de situation, les gens sont en magasin, sans l'être tout à fait. Je ne lui en tenais pas rigueur, ça fait partie du métier.

C'est, par ailleurs, toujours un peu embêtant quand on sert quelqu'un qui a une occupation beaucoup plus importante à compléter que ce que l'on fait pour elle. Dans le cas qui nous occupe, il y avait visiblement une demoiselle qui l'intéressait dans la bande et ce que je pouvais bien lui raconter avait une importance minime. J'ai eu plusieurs fois le sentiment d'être un intrus dans une soirée de rencontres. Drôle d'endroit pour donner rendez-vous à une date, si vous voulez mon avis, sauf que je crois que je dois me faire à l'idée que ça se peut encore, comme à mon époque, de se donner rendez-vous dans un centre commercial, même si nous n'aurions jamais eu l'idée de nous draguer dans la face du commis sans lui prêter attention. Enfin, ce sont les souvenirs que j'en garde et il est fort possible que ceux-ci soient faussés.

J'ai procédé à la commande, et lorsque je lui ai demandé son nom, il m'a répondu, narquois : « Beau Brun ». J'ai pensé, in petto, « ben oui, fais-moi du charme avec la moitié de mon âge, rien que voir si je vais marcher... ». Toute la cour s'est mise à rire de bon cœur, ce qui a confirmé mon impression. Il les a tous fusillé du regard, et je me suis aperçu que j'avais tort. Son nom de famille était vraiment Beaubrun; les copains ne se moquaient pas de moi, en réalité.

Ça faisait un peu étrange étant donné les circonstances, ce beau brun, de chevelure, de peau, d'yeux, justement qui me disait cela. Comme j'ai grandi à la frontière de Montréal-Nord, je sais que les surnoms que se donnent les jeunes de ce quartier, sont souvent encore plus improbables que les patronymes qui font, quelquefois, ciller.

J'ai complété sa commande, sans rire, même si ça m'était difficile. Son prénom, évidemment, ressemblait à ce que je peux imaginer d'un nom de famille, parce qu'en vérité, je ne connais pas grand chose de la culture haïtienne.

Nous avons terminé sa commande, le plus sérieusement du monde, et j'ai pensé que si mon propre patronyme me pèse parfois, il y a des gens qui doivent se draper d'une chape d'ironie pour survivre au leur.

Ce qui n'est pas mon cas.

Libellés :