Fixation
Je ne sais pas pour vous,
mais il m'arrive quelquefois de me mettre à faire des fixations sur
les sujets qui, il n'y a pas si longtemps, je m'intéressaient pas du
tout. Pour une raison obscure, je remarque les pieds des gens que je
croise depuis le retour du printemps, cette année.
Cette lubie a débuté
par un soir de mai, un peu chaud, quand j'ai aperçu une femme qui
se promenait en pieds de bas dans le magasin. Avec des orteils bien
définis. Je l'ai remarquée alors que je montais l'escalier mobile
et qu'elle descendait l'autre escalier. Je lui avais répondu un peu
plus tôt dans la soirée, sans avoir vu l'absence de ses chaussures,
et j'avais trouvé la discussion ardue puisqu'elle parlait un
anglais aléatoire, tellement teinté d'accent que j'avais peine à
comprendre ce qu'elle me demandait. J'allais aller lui dire qu'il
serait bienvenu qu'elle se chausse autrement quand elle a quitté le
magasin, et mon champ de compétence.
Sauf que ça m'a
turlupiné cette histoire de chaussettes dans le magasin. Depuis, mes
yeux se posent invariablement sur les pieds des gens qui m'entourent.
Et je me suis mise à développer un genre de phobie de promener mes
propres pieds pas assez habillés.
Il a beaucoup de pieds
féminins aux ongles colorés; petites touches de lumière dans les
horizon mornes et répétitifs des lieux commun. Il y a aussi des
pieds masculins, très soignés dans leurs sandales chiques ou non.
Des pieds propres, des pieds sales. Des pieds nus. Vraiment. À
toutes les fois ça me sidère, surtout quand je les vois traverser
le bitume chauffé par le soleil de canicule, sans qu'une pause se
fasse dans l'air d'allée. Des petits pieds d'enfants. Il y a des
pieds abîmés, quelque soit l'âge de leur propriétaire, qui
racontent bien souvent l'histoire d'une vie.
Depuis que j'ai entrepris
cette espèce d'observation sociologique des pieds de mes
concitoyens, le nombre d'accidents de gougoune dont j'ai été témoin
est assez surprenant. La fille qui fait un plongeon disgracieux et
potentiellement dangereux parce qu'un quidam trop pressé a marché
sous son talon mais sur la tong en question, le gars qui perd la
sienne entre le quai et le wagon du métro ou encore les innombrables
incidents de café ou autre liquide sur les petons des citadins.
Je sais que j'ai moi-même
longtemps promené me pieds dans des sandales ouvertes, mais depuis
quelques années, pour le travail, je dois porter des chaussures avec
le bout fermé. Question de sécurité. Il n'est pas recommandé de
s'échapper une pile de livres sur des orteils en évidence : ça
a tendance à provoquer le genre de douleur à faire damner un saint.
Alors je garde les miens bien cachés dans des chaussures d'été.
Je me dis qu'à force,
j'ai un peu le sentiment d'avoir développé une certaine forme de
gêne à pavaner mes orteils de manière trop ostentatoire, je ne les
aborde plus que dans une certaine intimité
Et puis, je ne suis pas
trop tentée par les douches intempestives de café.
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