Question de dignité
À mon arrivée sur le
quai, celui-ci était déjà bondé et pourtant le tableau afficheur
indiquait que le prochain train entrerait en gare seulement cinq
minutes plus tard. C'était un jour de semaine quelque part entre
11h30 et midi, la foule était à la fois dense et bigarrée. Ce qui
m'avait frappée, par ailleurs, ce n'était pas tant la densité,
cela arrive souvent à ces heures comme si toute la population
s'était donnée rendez-vous pour sortir dîner quelque part, et la
pluie qui battait les pavés à l'extérieur coupait toute envie de
faire une petite ou moyenne distance au grand air. Ce qui m'avait
frappée, en réalité c'était l'ambiance anxiogène qui régnait
sur le petit bout de quai sur lequel je m'étais arrêtée.
J'ai vite compris qui en
était la cause. Un grand et beau jeune homme, entièrement vêtu de
noir, avec à la taille le genre de linge que porte souvent les
serveurs de restaurants chics. J'ignore quel était le point de
départ de tout le tintamarre qu'il faisait, mais il haranguait
copieusement une minuscule vieille dame qui semblait avoir peur de
lui. Il parlait de propreté et d'estime de soi et visiblement tout
le monde était aussi mal que la vieille dame et personne ne
réagissait, moi comprise, ce dont je ne suis pas fière. La pauvre
dame était avec une amie, tout aussi vieille qu'elle et elles se
tassaient sur le bord du mur pendant que le jeune homme arpentait le
bout de quai en vilipendant bien fort le mépris dont il se disait
victime.
Sérieusement, j'étais
figée, et j'avais peur. Comme tous les autres quidams assemblés sur
la scène. Du coin de l’œil, j'avais vu une jeune fille, quatorze
ou quinze ans, à vue de nez, prendre les jambes à son cou et se
rendre vers le centre de la station. J'avais cru qu'elle fuyait la
scène mais je m'étais trompée. Elle seule avait eu le courage de
poser un geste, elle était allée chercher un couple de policiers
qui étaient arrivés en moins de deux sur la scène. Ils avaient
intercepté le jeune homme, tout à fait poliment tandis que le train
entrait finalement en gare et que celui-ci déversait un certain
nombre de ses passagers pendant que d'autres y entraient à la
vitesse grand v, comme pour mettre le plus rapidement possible une
distance entre les événements récents et leur personne.
Comme c'est souvent le
cas, les jeunes personnes se sont précipitées sur les sièges vides
et les deux dames qui s'étaient collées sur le mur se sont
retrouvées debout au milieu de la foule. Ça me fâchait, mais comme
je ne m'étais personnellement pas pressée pour rentrer dans le
wagon, je n'avais aucun siège à offrir à personne. C'est une femme
visiblement enceinte qui a proposé son siège à une des dame, celle
qui avait été haranguée. La dame avait refusé, mais le premier
geste avait comme réveillé les autres passagers et un jeune homme,
que je croyais alors pris dans l'autisme de son téléphone, avait
poliment proposé son banc. La dame l'avait regardé jusqu'au fond
des yeux avant de lui répondre avec gentillesse : « Merci
jeune homme, mais vous savez, pour l'instant, j'ai besoin de me tenir
debout ».
Ce qu'elle avait fait,
avec beaucoup de dignité.
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