jeudi, novembre 17, 2005

Causer le déluge

Elle a vivement redressé la tête quand je lui ai dit : « Je pars demain. » Interloquée. Pas tellement à cause de ma phrase, elle l’attendait depuis longtemps, mais à cause des larmes qui coulaient en torrent sur se joues rondes. Un déluge provocant un raz-de-marée dans le hoquet. La digue venait de céder, on le savait tous les deux.

Quand je l’ai rencontrée, j’ai bien vu la fêlure au fond de ses yeux. Je me rappelle ce soir-là, elle jouait la confiance et riait du fait qu’elle venait de quitter son mari, qu’elle l’avait mis à la porte, comme ça. C’était dit avec une certaine nonchalance qui donnait un petit air de snobisme au geste de la main qui se voulait désinvolte. Pas une larme ne traversait ses paupières tandis que son regard, lorsqu’on lui portait attention, hurlait la douleur. Moi je lui ai dit que je la trouvait jolie et elle m’a répondu : « Ben voyons! » comme si je venais d’énoncer une énormité. Alors je lui ai annoncé que j’avais bien envie de me faire une place dans sa vie, dans son amitié. Et elle m’a regardé avec cet air incertain que j’ai appris à lui connaître. J’ai tenu bon; je voulais être là, le jour où l’eau ruissellerait.

Elle n’a pas pleuré cette peine, pas plus que les autres, même les pires : les trahisons du corps, celles de l’esprit. Je l’ai vu retenir ses larmes lorsque nous sommes retournés voir Schindler’s List, longtemps après sa sortie, « parce que, me disait-elle, je l’ai déjà pleuré. » Je l’ai vu enrager, faire rire, dramatiser des peines, sans jamais s’écrouler. Une tour dressée dans le vent, un phare imperméable aux intempéries. Je lui ai souvent offert le creux de mes bras pour la consoler tandis qu’elle balayait la peine d’un mouvement du poignet. Moi, je ne l’ai jamais cru. Le temps a passé, je me suis installé chez elle, squattant son appartement comme je squattais son amitié. Nous savions dès le départ que j’attendais l’occasion de m’envoler, aller puiser la source de mes rêves. C’était entendu ainsi. Cependant les années ont pris leurs habitudes et nous n’y pensions plus tellement.

C’est ainsi qu’elle a été prise de court par ce départ longtemps annoncé, mais enfin arrivé. Et je crois que c’est pour cette raison que quelque chose dans son mécanisme de protection a basculé. Elle me regardait ébahie à travers ses larmes, toute heureuse de les sentir couler. Je me suis enhardi; j’ai franchi l’espace entre nous, pour la serrer très fort contre moi. Elle ne s’est pas braquée.

Le lendemain, quand l’aube faisait ses premiers pas sur l’appartement, je suis allé cueillir une rigole salante et je suis sorti.

Maintenant quand je l’appelle et que je lui demande ce qu’elle fait, elle me répond souvent : « Je pleure ».

2 Commentaires:

Blogger Jay s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Joli effet de miroir.
(sourire et silence encore)

9:44 a.m.  
Blogger Mamathilde s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Tant que cela Utopiaque? Ah ben... Ce n'est après tout qu'un résumé assez romancé de ma relation avec mes propres larmes.

Jay : effet de miroir? Je dirais construction d'un personnage masculin autour des hommes qui marquent ma vie. Et la fille, c'est tout moi, avec des détour sur la vérité pure, mais c'est moi pareil.

12:21 p.m.  

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