mardi, avril 11, 2006

L"innocence m'aime

Je vous ai annoncé, il y a un mois, que j'avais été publiée dans une revue littéraire. Voici le texte que j'avais pondu. Maintenant que le numéro dans lequel on m'a publiée est retiré des tablettes, je crois qu'il est temps que je vous le présente.
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La toute première fois, je n’étais pas encore un homme. Il y avait cette femme à la maison, une amie de ma mère, qui laissait planer son regard sur moi. Insistant. La toute première fois, sa poitrine était lourde, son ventre distendu, sa peau un peu ridée sous mes doigts gourds. Ce soir-là, j’ai payé la drogue de ma mère de mon corps. Mon enfance s’est échouée sur les rives d’une vie adulte trop vite arrivée. Dans les ronronnements langoureux des gestes du désir, j’ai sniffé ma première ligne de coke. J’avais onze ans. La toute première fois, ma mère m’avait vendu.

Cette amie est revenue souvent. Profitant de chaque moment de manque pour réclamer son dû sur mon corps. Elle m’a initié aux frissons, aux formes, à lire les nervures des corps et des coups. Elle a regardé mon corps se transformer. Devenir grand et puissant. Grand dans tous ses angles. Elle a écouté ma voix se casser sur les octaves de ma mue. Elle a posé ses ongles laqués, en silence, sur mes interdits, bravant les convenances, me poussant jusqu’à l’extrême. Elle m’a appris la retenue, l’écoute silencieuse de mes doigts aux aguets. Moi je plongeais dans la drogue. Course folle pour atteindre l’éphémère du bonheur. Les sensations n’étaient jamais assez fortes. Les drogues insuffisantes, mes prestations défaillantes à combler les frais de mes déficits euphoriques.

L’Ogresse m’a présenté d’autres maîtresses. Des hommes aussi, parfois. J’avais le corps en varicelle, piqueté des déchirures étoilées des aiguilles. Je me jetais dans la mort à toute force. Trop de vécu sur mes épaules. Elle me tenait en laisse. Pris dans le piège du silence. Fragile que j’étais à toute forme de dénonciation, je ne pouvais pas la quitter. Elle me dévorait, exigeait, en redemandait. J’étais son joujou, son homme. J’étais son oxygène, son péché nécessaire, sa tentation suprême. J’étais son gagne-pain. Un jour, je ne suis plus arrivé à rien. Ni a feindre le bonheur, ni à bander.

Alors je me suis enfui.

Je savais qu’elle me chercherait. J’étais sa construction, sa chose. Je suis donc allé assez loin pour avoir la paix un certain temps. J’ai reconstruit ma vie, posé un masque de respectabilité sur mes joues; fait comme si mon passé ne me touchait pas. J’ai arrêté la drogue d’un coup sec, tout seul. Je suis devenu froid. Calculateur et froid. Rien ne me touchait plus. Ni physiquement, ni autrement.

Puis, j’ai entendu un rire. J’ai frissonné de tout mon être. Des perles pour les oreilles. Un peu de candeur dans beaucoup d’innocence. Cette fille-là ne venait pas de l’Enfer. Je suis retourné souvent sur ce coin de rue, la voir. Elle ne me remarquait pas vraiment. De temps à autre, j’avais droit à un léger hochement de tête en signe de reconnaissance. Mon cœur faisait dix-huit tours et manquait un battement. Je restais muet à la regarder, l’air hagard. Incapable de dire quoique ce soit.

J’étais assis sur un banc de parc lorsqu’elle s’est glissée à côté de moi, une étincelle malicieuse dans les yeux. « Moi c’est Manu, mais tu le sais déjà. Toi t’es qui? » Qui je suis? C’est la question la plus difficile qu’on m’ait posé. J’ai réussi à bredouiller un « Sylvain » pas trop convaincant. Elle a sourit. Elle m’a demandé : « Tu me trouves de ton goût, hein?»

Si je la trouve de mon goût? J’aurais voulu hurler. Lui dire que c’était plus que cela, qu’elle ne pouvait pas comprendre, que personne ne pouvait comprendre. À la place, j’ai hoché la tête comme un enfant qui avoue sa faute : timide et rougissant. Nouveau sourire, nouveaux papillons. Un hit plus puissant qu’avec n’importe quelle drogue. Elle a pris ma main avant de dire : « Ça tombe bien, moi aussi. »

Une toute petite menotte dans ma grosse main calleuse d’homme. Un oiseau perdu dans une caverne. Je voulais lui dire de partir; que je n’étais pas pour elle, que je lui ferais du mal, que mon cœur était tout rabougri, tout flétri. Elle a porté ma main à ses lèvres simplement. Un pétale humide sur du roc.

Je ne sais pas comment je me suis retrouvé dans son salon baigné de lumière. Elle a pris ma bouche, caressé mes tempes, posé mille baisers sur mon visage. Comme si c’était le plus beau tableau du monde. Moi qui avais tout fait, avec toute sorte de gens, j’étais démuni, perdu, sans aucun repère. Et ce corps chaud qui me parlait d’amour et de tendresse plus encore que de luxure. Mes mains tremblaient sur sa peau soyeuse, cherchant à reproduire des gestes connus qu’elles ne savaient plus faire. Manu a ployé le cou, un cygne s’est envolé sur sa nuque; une offrande de délices. Des embruns de rire heureux ont égrenés les heures. Je la touchais, c’était beau.

Je pensais depuis longtemps que le sexe sans la drogue manquait de saveur. J’ai compris que le sexe sans amour était vide.

Je suis parti deux jours plus tard. Sans rien dire. En restant, je l’aurais souillée de ma lourdeur. Je lui ai murmuré merci en fermant la porte sur son sommeil. Je suis retourné au village. J’ai dit à ma mère qu’elle n’aurait pas dû vendre mon enfance; que je ne lui pardonnais pas. L’Ogresse était là. Avec son nouveau chum, plus jeune que moi. Dans ses yeux, la même fêlure que dans les miens. Une autre enfance censurée.

J’ai tué l’Ogresse, lentement. Et je me suis dénoncé.

Manu n’a jamais eu de mes nouvelles.

11 Commentaires:

Blogger Miss Patata s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Oh!

5:02 p.m.  
Blogger Celle qui va s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Je suis bouleversée!!! je reviendrai...

5:46 p.m.  
Blogger Sonia s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Merveilleux texte.

6:33 p.m.  
Blogger Lew s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Sans vouloir dire que j'avais été traumatisé par ce texte au moment de sa lecture, je dirais qu'il m'a profondément marqué. Pas le genre de texte auquel je suis habitué de toi, néanmoins un excellent texte. Pas surprenant que tu aies été publiée.

Encore bravo pour ta réussite littéraire en espérant que ça te permette d'aller toujours plus loin dans cette direction qui te va plus que bien.

8:17 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

et c'était dans quelle revue?

10:25 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Bou Diou !!
Cà, c'est un texte ! Y a tout dedans. C'est magistral ! Heureusement qu'il a été publié. Faut pas garder ce genre d'écrit dans un tiroir.
Bravo. Continue.

12:45 a.m.  
Blogger Joss s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Il y a des phrases dans ton texte qui touchent au sublime... Juste comme ça, du bout des doigts, après une virgule ou un point... Et c'est très, très grand le sublime... Ça remplis de lumière.
Bravo!
Vraiment...

8:42 a.m.  
Blogger marie.l s'est arrêté(e) pour réfléchir...

tours, contours, détours, et je suis arrivée ici, non pas par hasard, j'y suis et je m'installe car je ne veux manquer aucune de tes lignes. Merci c'est tout simplement superbe.

9:16 a.m.  
Blogger Mamathilde s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Patata : Ah! Merci pour le bon mot sur ton blogue : tu m'as envoyé une quantité non négligeable de lecteurs.

Celle qui va : Bonjour, arrêtez-vous tant qu'il vous plaira sur mes chemins.

Sonia : :)

Lew : Je sais que ce n'est pas le genre de texte auquel je vous ai habitués. Je crois que c'est ce qui fait partie de son charme (à mon texte)

Anonyme : Dans la revue J'écris (www.jecris.ca)de janvier/février 2006. Le thème était «censure et érotisme».

Dda : C'était beaucoup pour vous ce billet, vous mes lecteurs Européens qui, autrement, n'auraient jamais pu le lire.

Joss : Ouf, le compliment toi! Toucher au sublime... J'en suis bouche bée.

Mariel : Installe-toi, prends tes aises. J'ai laissé quelques bancs, ça et là, pour que les marcheurs se reposent entre deux verbes.

10:39 a.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Merci pour cette attention. Des textes si puissants, je veux bien en lire beaucoup, beaucoup. Encore !!!

1:52 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Une façon triviale de se faire connaitre, mais avec peu de moyens. Le collectif Hirsute propose ses textes en ligne et commence sa longue recherche d'éditeurs "libres et énervés"

"Idéologiquement Cash/Chiotte

L'aplat de niaiseries répandu sur le texte a empêché de dévoiler la puissance colérique des propos en général. Une sorte de philosophie en parfaite adéquation avec l'époque. Ni avant-garde, ni conservatisme. Le cash idéologique va bien évidemment nous rapporter gros, bien gros, bien dur, bien long, bien menaçant."

La suite sur http://hirsute.hautetfort.com

En vous remerciant.
Cordialement

Andy Verol

8:19 a.m.  

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