Linceuls invisibles
Il y a des parfums mortuaires qui m'entourent depuis quelques temps. Pour me rappeler l'impermanence de l'existence, sans doute. Ce n'est pourtant pas la première fois que la faucheuse sévit autour de moi. J'ai des empreintes tatouées de ces passages que j'ai croisés. Mais cet été a des teintes de gris qui trahissent le bleu du ciel et les éclats de soleil. Coup sur coup, deux de mes amis ont perdu quelqu'un de très près d'eux et j'ai cette amie dont la mère se tient dans l'antichambre de l'Éden depuis plusieurs mois déjà. Quand j'y pense trop, j'ai le sentiment de sentir les odeurs putrides des corps qui se défont.
Certaines morts m'ont davantage marquée que d'autres. Mais la vie continue pour moi. Alors les souvenirs se ternissent et je n'en vois plus aussi bien les contours, sauf à de rares moments quand les éléments se lient pour que je revive des événements depuis longtemps révolus. Il y a des morts que j'ai vues de près sans pour autant réaliser ce qu'elles signifiaient sur la ligne du temps. Et me voilà, 15 ans plus tard à assimiler que je ne verrai plus jamais une personne que j'ai pourtant bien connue. La vie m'aura évité, à ce jour, de comprendre par mes tripes, ce qui s'était passé. Mais voici que j'ai croisé une ville où je ne suis jamais allée, à quelques km de Montréal, et que soudainement j'ai compris que je ne verrai plus jamais le vert de ses yeux me transpercer jusqu'à la moëlle, tel un scanner foudroyant qui m'obligeait à dire toute la vérité, même celle que j'aurais voulu me cacher.
Il y a près d'un an, quelqu'un a laissé un commentaire sur un de mes textes, dans lequel il me disais que j'avais toujours été la plus jolie à ses yeux. J'ai eu l'impression qu'un ouragan m'agitait toute entière, tellement je fus surprise de cette note que je n'attendais pas, surtout que je suis tombée dessus par hasard, bien longtemps après qu'il eût laissé sa trace dans mes chemins. Je lui ai répondu. Il m'a dit qu'il apprécierait qu'on se voit pour reparler des derniers moments que nous avons passés ensemble, de cette mort violente qui avait ponctué la fin de nos relations. Je lui ai dit que j'aurais besoin qu'il vienne à Montréal pour me voir parce que je n'avais pas de voiture pour me rendre dans la petite ville à l'est de la métropole où il habite aujourd'hui. Cette rencontre n'a jamais eu lieu et j'ai été trop paresseuse pour le relancer.
Hier, j'ai vu le nom de cette ville sur un grand paneau vert comme il y en a des centaines sur les autoroutes québécoises. Hier, j'ai compris que la mort était passée il y a quinze ans. Je n'ai jamais pleuré cette perte parce que je ne le réalisais pas. Mais aujourd'hui, j'ai les larmes fluides devant mon écran à me dire que je n'avais pas été une bien bonne amie à l'époque. À me sentir insensible dans ce passé lointain durant lequel j'érigeais des forteresses autour de mes sentiments pour ne pas faiblir. Je me souviens que j'étais en colère contre la peine de cette personne qui pourtant avait été mon premier amoureux. Il avait trouvé son frère pendu. Et moi j'étais en colère contre sa peine. Je ne voulais pas de cette douleur trop grande pour un seul homme. Un tout petit bout d'homme, en âge. Je crois que cette année-là, il a vieillit, mais je ne le saurai jamais puisque j'ai cessé de lui parler à ce moment-là. Et je sais bien aujourd'hui que c'est parce que j'étais trop lâche pour faire face à la danse morbide qui s'agitait sous mes yeux affolés. J'ai fait l'autruche. J'ai fait semblant que rien ne me touchait. Et je me suis crue.
J'ai arrêté de pleurer un jour dans ma vie et j'ai fini par perdre complètement la route des larmes, sauf pour m'auto-appitoyer sur mon sort. Les digues ont cédé à l'automne dernier emportant avec elles des tones de larmes refoulées. Je ne sais pas si je pleure aujourd'hui parce que j'ai passé quelques jours avec cet ami qui me fouille les sentiments sans en avoir l'air, ou plus simplement à cause d'un nom de ville pourtant banal. Cependant je sais que j'aimerais que tes yeux se posent sur mes sentiers aujourd'hui pour que tu saches que j'ai enfin compris.
Mathilde, je te découvre aujourd'hui et suis navré de tomber sur tant de tristesse. J'espère que cette nouvelle histoire qui commence, ou cette ancienne histoire qui se poursuit, t'apportera des meilleurs jours.
Leburt : Merci de ton commentaire et bienvenue sur mes chemins.
Tristesse? Sans doute, mais c'était surtout un voyage dans la nostalgie, je crois. Je ne vis pas des jours sombres, en ce moment. Cependant je vis avec un certain bagage émotionnel et quelquefois les souvenirs reviennent hanter mes heures.
Magnifique. Touchant. Du grand Mathilde! Toujours un énorme privilège de lire tes mots.
Comme quoi il n'est jamais trop tard pour s'affronter et se dire vrai. Et c'est là une grande force je trouve... que de te dire après toutes ces années. Quelle histoire.
Dans les larmes, il y a souvent la délivrance. Évidemment, je ne parle pas de larmes d'auto-destruction.
Autre texte touchant Mathilde.