mardi, janvier 23, 2007

De rides en souvenirs

Tu as dit : « Je cherche les livres de Guy Gavriel Kay, en anglais. » La question était pour moi, quoique adressée à un collègue. Je suis restée saisie, cachée derrière mon chariot. Un adolescent évanoui dans des souvenirs perdus. Là, juste devant moi. Même corps dégingandé, même sourire cassé sur une dent jamais réparée. Alors j'ai dit : « Salut. » Tu ne t'étais même pas tourné vers moi que déjà tu avais reconnu ma voix. L'étincelle de tes yeux s'est allumée pour moi comme elle le faisait lorsque tu venais traîner tes heures dans le club vidéo où je travaillais. On s'est enfoncé dans le ventre de la librairie, loin des bruits du comptoir, pour que je te montre les livres que tu étais venu chercher. Pris dans un cocon hors du temps. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, tu as fait le tour des questions importantes. Sans concession à la bienséance, encore moins aux apparences. Des questions comme des flèches au coeur de l'authenticité. Je me rappelais en rafale, ces discussions sans fin dans les parcs qui nous ont vu grandir, cette faculté d'aller droit au but qui faisait peur à bien des gens autour de nous. Sans passé ni présent. Toi et moi, simplement.

J'avais envie de te dire que tu ressemble à ton père. Les même rides autour du sourire et des yeux. Je me suis retenue parce que me rappelais que cet homme était mauvais. La différence entre toi aujourd'hui et le souvenir que je garde de lui c'est que tu n'empestait pas l'alcool comme il le faisait toutes les fois où je le croisais. Combien de fois es-tu venu le chercher au vidéo parce qu'il était trop con? Je ne sais plus. Je n'ai jamais su, je n'avais pas fait le compte à l'époque. Mais je sais qu'il était déséquilibré. Il me disait des choses que j'aurais préférer ignorer, sur toi, tes frères, ta mère. Sur moi comme femme. Il posait sur ma peau un regard lascif qui me salissait à tout coup. J'avais envie d'hurler, engoncée dans mon mur de virginité qu'il écrasait de ses commentaires grivois. Je n'avais pas peur de lui, mais je ne l'aimais pas. Et tu arrivais, penaud, l'excusant de ton mieux et culpabilisant ses fautes. Comme si tu en étais responsable. Tu ne l'étais pas.

Tu le ramenais à la maison et tu revenais me chercher plus tard pour qu'on écume ensemble les pavés du quartier. Tu pleurais parfois la honte. Tu t'excusais tout le temps. J'étais muette devant cette douleur que je ne comprenais pas. Je venais de la ouate des enfants protégés. Tu étais né à l'autre bout du prisme. Dans le danger. On s'asseyait sur la terre battue, sous les branche de ce buisson immense qui nous cachait des regards indiscrets. Alors je glissais ma main dans tes cheveux, sans parole. Et nous laissions couler tes larmes dans les sillons de tes joues trop creusées. Tu t'en voulais pour ce père que tu n'avais pas choisi. Tu t'en voulais pour les souillures que ses paroles me laissaient sur le corps et sur l'innocence aussi. Tu prenais ma main dans la tienne, grande et calleuse, comme si j'étais celle qui avait besoin de réconfort.

Quelquefois, lorsqu'il n'était pas soûl, ton père m'invitait chez-vous, pour après l'école. Je n'ai jamais vu l'intérieur de ta maison, tu m'en as toujours protégée. Je t'en remercierai toute ma vie. Je ne comprenais pas vraiment quel était le danger, mais tu savais. Tu aurais levé une armée pour moi. Tu te serais démené en fou pour que je ne connaisse jamais cette vie qui était la tienne. Mais tu m'en parlais beaucoup. Dans tes gestes et dans tes silences. Tu me disais l'innommable. Entre deux larmes. Et puis tu es tombé amoureux de moi. Et j'ai eu peur. Parce que je ne pouvais pas t'aimer assez pour te protéger de cette vie qui t'avais malmené. Parce que mon refus te ferais mal. Je le savais. Mais je t'ai tout de même dit que je n'étais pas amoureuse de toi.

C'était le tout dernier jour de l'école secondaire. J'ai continué mon chemin sans te regardé. On ne s'est plus jamais revu après. Et tu es apparu dans mon monde sécurisé, surprenant mes souvenirs avec la violence de mes émotions adolescentes. Je suis retournée au comptoir pour répondre au prochain client et lorsque j'ai regardé dans ta direction tu avais disparu, comme je l'avais fait, vingt ans plus tôt.

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5 Commentaires:

Blogger Vertige s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Bonjour mamathilde,

Je veux simplement te remercier de partager de partager ces textes. Tu sais tellement rendre l'émotion, j'en ai la gorge nouée après chaques textes.

Bonne journée!

12:49 p.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Très puissant Mathilde, vraiment!

Miss Patata

8:42 p.m.  
Blogger La Souris (Marie-Ève Landry) s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Coudonc... y'a toujours quelqu'un qui se sauve dans tes histoires dernièrement! :)

Demande spéciale: une histoire où les gens restent.

12:28 a.m.  
Blogger Mamathilde s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Vertige : C'est très gentil ce que tu me dis. Un bon coup de pouce à la confiance en soi.

Miss Patata : Je t'assome déjà?

La souris : J'ai écrit l'autre texte avant de lire ton commentaire...

Mais j'écris des histoires avec des gens qui se sauvent parce que ça reflète bien ma réalité.

9:22 a.m.  
Anonymous Anonyme s'est arrêté(e) pour réfléchir...

Encore un de ces textes dont tu as le secret, Mamathilde. Ces textes qui me clouent, sans voix, en larmes.

7:42 a.m.  

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