Toquade imposée
Libellés : Quand le passé me rattrape
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Libellés : Galerie de portraits, Quand le passé me rattrape
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J'avais quatre ans. Mon amie des deux dernières années avait quitté la maison qui jouxtait la nôtre depuis quelques jours, mais ça me paraissait une éternité. Je savais, puisqu'on me l'avait expliqué, qu'il s'agissait d'un déménagement tout bête, mais à cette époque, pour moi, c'était beaucoup plus que cela : c'était un bouleversement de mon environnement. Il n'y avait pas de clôture entre les cours, seulement deux ou trois bouquets de cèdre qui délimitaient les territoires. J'avais déjà l'habitude de passer d'un endroit à l'autre, en traversant des frontières imaginaires. L'ensemble formait déjà mon territoire. Ma mère m'avait dit que ce serait sans doute différent avec les nouveaux voisins. Que l'autre maison n'était pas la mienne et que je ne pourrais pas nécessairement continuer à y entrer comme bon me semblerait.
Par un beau matin ensoleillé, une voiture s'est stationnée derrière un gros camion. Moi je faisais semblant de m'affairer devant la maison. Je crois que j'étais très préoccupée par l'état de santé d'une de mes poupées. Aussi subtilement qu'une fillette de quatre ans puisse le faire, j'ai observé l'arrivée des nouveaux habitants de la maisons verte. Tout d'abord, un grand monsieur, fier et digne a émergé du véhicule. Puis une toute petite femme, au sourire rassurant en est sortie à son tour et enfin un cortège de fillettes. Trois, pour être précise. Dont une qui avait l'air d'avoir mon âge. J'étais sauvée : le hasard avait troqué une amie pour une amie. Je n'ai pas douté un seul instant de l'issue de cette rencontre. Forcément, si la fillette avait mon âge, elle serait mon amie. J'ai donc vaillamment traversé la pelouse et je suis allée me présentée. Pour me faire rabrouer rapidement par le grand monsieur. Ce n'était pas méchant, simplement un peu sec, parce que les filles avaient à transporter encore quelques affaires dans la maison, après quoi, seulement, elles pourraient jouer.
J'ai vite compris que ma mère avait eu raison, mon terrain de jeu s'est mis à rapetisser comme une peau de chagrin. De notre côté de la haie, les jouets jonchaient le sol comme des feuilles à l'automne. La piscine que nous possédions attirait une ribambelle de bambins de tous âges, le gazon tournait à la terre un peu partout. De l'autre côté, c'était un jardin luxuriant, une belle balançoire toisait le terrain tandis que des fleurs et un plan d'eau avaient allègrement poussé. L'homme, prenait un soin jaloux de son terrain, sur lequel nous avions le droit de jouer, mais plus calmement que de notre côté de la haie. On le voyait tout le temps à bichonner sa verdure, à rendre service à tous ceux qui le demandaient. C'était un homme du dehors, que l'hiver ne freinait pas. Il aidait à déneiger les entrées et nous permettait de nous créer de formidables forteresses dans les bancs de neige savamment disposés dans des endroits stratégiques pour qu'ils ne soient pas ramassés par la voirie lors du déneigement. Je me rappelle l'avoir vu courir à ma rencontre après une de mes chutes à bicyclette, lorsque, trop hardie, je m'étais lancée sans mes petites roues sur la chaussée encore mouillée par les pluies printanières. Dans son regard inquiet, je voyais bien que ma santé lui importait.
J'ai quitté le domicile familial il y a près de quinze ans. Je n'ai pas revu ce voisin depuis ce temps. Sinon, une ou deux fois, par hasard, devant sa maison lorsque j'allais visiter mes parents. Quoiqu'il en soit, le souvenir tenace de l'homme bon qui avait aménagé avec toute sa famille à côté de chez-moi a perduré à travers le temps. J'ai su mercredi dernier qu'il était décédé. Je suis allée au Salon funéraire avec ma mère et ma soeur, pour les filles. Elles étaient heureuses de me voir, malgré le temps et le silence. Dans la bière ouverte, j'ai vu le visage serein d'un homme qui avait bien vécu. Il était identique à mon souvenir et lorsque je me suis approchée, j'ai cru le voir sourire.
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Tu as dit : « Je cherche les livres de Guy Gavriel Kay, en anglais. » La question était pour moi, quoique adressée à un collègue. Je suis restée saisie, cachée derrière mon chariot. Un adolescent évanoui dans des souvenirs perdus. Là, juste devant moi. Même corps dégingandé, même sourire cassé sur une dent jamais réparée. Alors j'ai dit : « Salut. » Tu ne t'étais même pas tourné vers moi que déjà tu avais reconnu ma voix. L'étincelle de tes yeux s'est allumée pour moi comme elle le faisait lorsque tu venais traîner tes heures dans le club vidéo où je travaillais. On s'est enfoncé dans le ventre de la librairie, loin des bruits du comptoir, pour que je te montre les livres que tu étais venu chercher. Pris dans un cocon hors du temps. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, tu as fait le tour des questions importantes. Sans concession à la bienséance, encore moins aux apparences. Des questions comme des flèches au coeur de l'authenticité. Je me rappelais en rafale, ces discussions sans fin dans les parcs qui nous ont vu grandir, cette faculté d'aller droit au but qui faisait peur à bien des gens autour de nous. Sans passé ni présent. Toi et moi, simplement.
J'avais envie de te dire que tu ressemble à ton père. Les même rides autour du sourire et des yeux. Je me suis retenue parce que me rappelais que cet homme était mauvais. La différence entre toi aujourd'hui et le souvenir que je garde de lui c'est que tu n'empestait pas l'alcool comme il le faisait toutes les fois où je le croisais. Combien de fois es-tu venu le chercher au vidéo parce qu'il était trop con? Je ne sais plus. Je n'ai jamais su, je n'avais pas fait le compte à l'époque. Mais je sais qu'il était déséquilibré. Il me disait des choses que j'aurais préférer ignorer, sur toi, tes frères, ta mère. Sur moi comme femme. Il posait sur ma peau un regard lascif qui me salissait à tout coup. J'avais envie d'hurler, engoncée dans mon mur de virginité qu'il écrasait de ses commentaires grivois. Je n'avais pas peur de lui, mais je ne l'aimais pas. Et tu arrivais, penaud, l'excusant de ton mieux et culpabilisant ses fautes. Comme si tu en étais responsable. Tu ne l'étais pas.
Tu le ramenais à la maison et tu revenais me chercher plus tard pour qu'on écume ensemble les pavés du quartier. Tu pleurais parfois la honte. Tu t'excusais tout le temps. J'étais muette devant cette douleur que je ne comprenais pas. Je venais de la ouate des enfants protégés. Tu étais né à l'autre bout du prisme. Dans le danger. On s'asseyait sur la terre battue, sous les branche de ce buisson immense qui nous cachait des regards indiscrets. Alors je glissais ma main dans tes cheveux, sans parole. Et nous laissions couler tes larmes dans les sillons de tes joues trop creusées. Tu t'en voulais pour ce père que tu n'avais pas choisi. Tu t'en voulais pour les souillures que ses paroles me laissaient sur le corps et sur l'innocence aussi. Tu prenais ma main dans la tienne, grande et calleuse, comme si j'étais celle qui avait besoin de réconfort.
Quelquefois, lorsqu'il n'était pas soûl, ton père m'invitait chez-vous, pour après l'école. Je n'ai jamais vu l'intérieur de ta maison, tu m'en as toujours protégée. Je t'en remercierai toute ma vie. Je ne comprenais pas vraiment quel était le danger, mais tu savais. Tu aurais levé une armée pour moi. Tu te serais démené en fou pour que je ne connaisse jamais cette vie qui était la tienne. Mais tu m'en parlais beaucoup. Dans tes gestes et dans tes silences. Tu me disais l'innommable. Entre deux larmes. Et puis tu es tombé amoureux de moi. Et j'ai eu peur. Parce que je ne pouvais pas t'aimer assez pour te protéger de cette vie qui t'avais malmené. Parce que mon refus te ferais mal. Je le savais. Mais je t'ai tout de même dit que je n'étais pas amoureuse de toi.
C'était le tout dernier jour de l'école secondaire. J'ai continué mon chemin sans te regardé. On ne s'est plus jamais revu après. Et tu es apparu dans mon monde sécurisé, surprenant mes souvenirs avec la violence de mes émotions adolescentes. Je suis retournée au comptoir pour répondre au prochain client et lorsque j'ai regardé dans ta direction tu avais disparu, comme je l'avais fait, vingt ans plus tôt.
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