dimanche, mai 03, 2015

Escalader ma peur

Dans la cours de la maison où j'ai grandi, il y avait un marronnier, dont les premières branches étaient assez basses pour que je puisse me hisser dedans. Je ne sais plus trop à quel âge j'ai commencé à le conquérir, par contre, je sais que j'y ai passé beaucoup d'heures. Sans peur. Il n'est pas le seul arbre que j'ai ainsi fréquenté, simplement celui que j'ai visité le plus souvent, pour cause de proximité. Tout au long de mon enfance et de mon adolescence, les hauteurs m'appelaient et je ne connaissais le sens du mot vertige que par les définitions que j'avais pu lire ou entendre. Je ne comprenais pas qu'on puisse avoir peur de se balancer sur une branche assez haute pour que le vent la meuve presque imperceptiblement.

Le vertige, je l'ai connu plus tard. Il s'est installé dans ma vie insidieusement. Sans trop se faire remarquer. Sans que je sache qu'il serait désormais un compagnon avec lequel je devrais passer le reste de mon existence. Un jour, j'ai voulu traverser le bras d'une rivière rendue paresseuse par les chaleurs de l'été sur un vieux pont de train plus vraiment fréquenté que par des piétons et des cyclistes. Et je me suis retrouvée, au milieu dudit pont, incapable d'avancer ou de reculer. L'eau qui passait dessous, avec son courant trop perceptible sous les planches abîmées me donnait le tournis. S'il s'était effondré, je m'en serais sortie à coup sûr, la chute n'était pas grande et la profondeur du cours d'eau sécuritaire pour amortir la descente. J'étais coincée, et seule. J'aurais pu attendre très longtemps de l'aide. M'arrimant très fort à la rambarde, j'ai fixé un point à l'horizon, à la hauteur de mes yeux et je me suis forcée à mettre un pied devant l'autre. J'ai atteint la rive en quelques minutes, le souffle court, les jambes en coton et le cœur au bord des lèvres.

Après cet événement, tout s'est précipité : le vertige me rattrapait à tout moment. M'empêchant même de voir un spectacle du balcon. Lors de mon séjour au pays de zombies, le vertige était si puissant et persistant que je me suis un jour retrouvée dans un escalier en fer forgé, pas tout à fait stable, à pleurer toutes les larmes de mon corps, prise au milieu d'un nulle part complètement inconfortable. C'est une voisine qui est venue me chercher-là. Je ne sais plus comment elle a fait pour me convaincre de bouger, mais visiblement, ça a fonctionné puisque je ne suis pas morte terrorisée à cet endroit.

Aujourd'hui, je crois que le vertige était un signe avant coureur de ma dépression. Quand j'ai commencé à aller mieux, je me suis obligée à le regarder en face et à poser des gestes qui lui permettaient de se manifester. Sauf qu'une fois qu'il nous connaît, celui-là, il ne nous lâche pas. Mais on peu le tenir à une certaine distance, en s'entraînant à monter des escaliers en fer forgé, en assistant à des spectacles du haut du balcon où en traversant, à pieds, le pont Jacques-Cartier, au moins une fois par été. Je sors de cette épreuve annuelle complètement vannée et particulièrement fière de moi.

Hier, j'ai dû grimper dans un escabeau de plusieurs pieds pour accrocher une bannière au plafond de la librairie. Il me fallait donc faire autre chose de mes mains que de m'accrocher aux montants de l'engin. Le moindre mouvement de la bannière me faisait pousser des cris de peur, plutôt convaincants selon mes collègues. Mais j'ai réussi et la bannière est bien en place, juchée dans le ciel de la librairie.

Ce fut un défi difficile à relever. Un défi que j'ai évité pendant plus de 15 ans, mais la vie a fait en sorte de me le jeter dans les pattes à mon corps défendant.

Et je me dis que si j'ai réussi à escalader cette ivresse, c'est sans doute parce que j'ai mis cette distance supplémentaire entre la dépression et moi.

Libellés :