Escalader ma peur
Dans la cours de la
maison où j'ai grandi, il y avait un marronnier, dont les premières
branches étaient assez basses pour que je puisse me hisser dedans.
Je ne sais plus trop à quel âge j'ai commencé à le conquérir,
par contre, je sais que j'y ai passé beaucoup d'heures. Sans peur.
Il n'est pas le seul arbre que j'ai ainsi fréquenté, simplement
celui que j'ai visité le plus souvent, pour cause de proximité.
Tout au long de mon enfance et de mon adolescence, les hauteurs
m'appelaient et je ne connaissais le sens du mot vertige que par les
définitions que j'avais pu lire ou entendre. Je ne comprenais pas
qu'on puisse avoir peur de se balancer sur une branche assez haute
pour que le vent la meuve presque imperceptiblement.
Le vertige, je l'ai connu
plus tard. Il s'est installé dans ma vie insidieusement. Sans trop
se faire remarquer. Sans que je sache qu'il serait désormais un
compagnon avec lequel je devrais passer le reste de mon existence. Un
jour, j'ai voulu traverser le bras d'une rivière rendue paresseuse
par les chaleurs de l'été sur un vieux pont de train plus vraiment
fréquenté que par des piétons et des cyclistes. Et je me suis
retrouvée, au milieu dudit pont, incapable d'avancer ou de reculer.
L'eau qui passait dessous, avec son courant trop perceptible sous les
planches abîmées me donnait le tournis. S'il s'était effondré, je
m'en serais sortie à coup sûr, la chute n'était pas grande et la
profondeur du cours d'eau sécuritaire pour amortir la descente.
J'étais coincée, et seule. J'aurais pu attendre très longtemps de
l'aide. M'arrimant très fort à la rambarde, j'ai fixé un point à
l'horizon, à la hauteur de mes yeux et je me suis forcée à mettre
un pied devant l'autre. J'ai atteint la rive en quelques minutes, le
souffle court, les jambes en coton et le cœur au bord des lèvres.
Après cet événement,
tout s'est précipité : le vertige me rattrapait à tout
moment. M'empêchant même de voir un spectacle du balcon. Lors de
mon séjour au pays de zombies, le vertige était si puissant et
persistant que je me suis un jour retrouvée dans un escalier en fer
forgé, pas tout à fait stable, à pleurer toutes les larmes de mon
corps, prise au milieu d'un nulle part complètement inconfortable.
C'est une voisine qui est venue me chercher-là. Je ne sais plus
comment elle a fait pour me convaincre de bouger, mais visiblement,
ça a fonctionné puisque je ne suis pas morte terrorisée à cet
endroit.
Aujourd'hui, je crois que
le vertige était un signe avant coureur de ma dépression. Quand
j'ai commencé à aller mieux, je me suis obligée à le regarder en
face et à poser des gestes qui lui permettaient de se manifester.
Sauf qu'une fois qu'il nous connaît, celui-là, il ne nous lâche
pas. Mais on peu le tenir à une certaine distance, en s'entraînant
à monter des escaliers en fer forgé, en assistant à des spectacles
du haut du balcon où en traversant, à pieds, le pont
Jacques-Cartier, au moins une fois par été. Je sors de cette
épreuve annuelle complètement vannée et particulièrement fière
de moi.
Hier, j'ai dû grimper
dans un escabeau de plusieurs pieds pour accrocher une bannière au
plafond de la librairie. Il me fallait donc faire autre chose de mes
mains que de m'accrocher aux montants de l'engin. Le moindre
mouvement de la bannière me faisait pousser des cris de peur, plutôt
convaincants selon mes collègues. Mais j'ai réussi et la bannière
est bien en place, juchée dans le ciel de la librairie.
Ce fut un défi difficile
à relever. Un défi que j'ai évité pendant plus de 15 ans, mais la
vie a fait en sorte de me le jeter dans les pattes à mon corps
défendant.
Et je me dis que si j'ai
réussi à escalader cette ivresse, c'est sans doute parce que j'ai
mis cette distance supplémentaire entre la dépression et moi.
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