dimanche, avril 12, 2015

Tomber dans l'odieux

-Marc, c'est qui ta famille? Tu n'en parles jamais. Des fois, j'ai l'impression que tu connais tout de moi tandis que tu ne me dis rien de toi... Ce n'est pas juste.

-Je n'aime pas parler de ça.

-Je m'en doute, vois-tu. Ça fait sept ans que je te vois toutes les semaines, mais pas une fois je ne t'ai entendu parler de ta famille. T'en as une pourtant?

Évidemment, que j'avais une famille. J'ai grandi quelque part. Mais pas à un endroit dont on a envie de parler à une jeune femme qui s'épanouit devant nos yeux et qui a l'heur de nous surprendre à tous les détours du destin.

Pas à un endroit dont on a envie de parler point à la ligne, en fait.

Comment expliquer l'odieux sans se donner à soi-même l'impression de vouloir faire pitié?

Pas tant que je faisais semblant que ça n'avait jamais existé. Non. C'était une partie de ma vie dont je me remémorais, me semblait-il, chaque minute, mais dont je ne parlais qu'aux spécialistes.

J'avais treize ans quand, j'avais décidé de séché les cours et au lieu de me rendre chez ma mère, où j'étais plus que certain de me faire sermonner pour mon manque d'assiduité à l'école, j'avais pris le parti d'aller chez mon père qui était officiellement en déplacement à l'extérieur de la ville. Mais quand j'étais entré, j'avais constaté deux choses : premièrement qu'il était à chez-lui et deuxièmement qu'il recevait des gens, hommes ou femmes, en échange d'argent, les semaines où on n'était pas-là, ma sœur et moi.

Ça m'avait sonné, totalement et inconditionnellement. Ça m'avait foutu dans une colère noire. Dont la première proie a été ma mère. Parce qu'elle n'avait pas su me protéger de cet homme-là, parce qu'elle n'avait pas compris qui il était avant de lui faire des bébés. Je l'avais hais de toutes les forces de mon cœur adolescent. Et j'avais fini encore plus loin que mon géniteur. Me prostituant, à la fin n'importe où.

De quelle manière j'en suis sorti? Je l'ignore encore. Des hasards, je crois. De bonnes personnes sur mon chemin aussi, certainement. D'une vielle bonne femme, un peu étrange, qui avait décidé de me donner une chance en me louant le 4 pièces au dessus de chez-elle, en prenant sans doute le risque de sa vie. Surtout qu'elle avait toujours laissé sa petite fille venir mettre du soleil dans mon existence, malgré ce que la mamie savait de moi.

Dix ans plus tard, on pouvait affirmer que j'avais bien tourné. Même si j'étais un gros ours un peu trop solitaire. Avec un tout petit réseau d'amis à qui j'évitais de parler de ma vie d'avant. Un réseau de gens aussi associables que moi qui ne connaissaient rien des abus, quels qu'ils soient.

Et une petite Alex, qui n'était plus si petite que cela, me posant des questions directes auxquelles je ne savais quoi répondre.

J'avais donc inspiré tout l'air disponible avant de lui rétorquer :

-J'en ai une famille Alex, une mère et une sœur qui a le même âge que toi et qui m'aiment probablement. Mais ça fais presque quinze ans que je ne les ai pas vues. Et mon père est une personne à laquelle je ne préfère pas penser.

Et elle m'avait répondu :

-Tout ça, je le sais. Pourquoi, pour une fois, tu ne me donnerais pas une information qui me surprendrait... un peu?

J'étais resté estomaqué à la regarder sortir de l'appartement, très contente d'elle-même.

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