mercredi, octobre 21, 2015

Le pays de zombies

Tu sentais qu'on t'avais volé ta vie. Que tu n'étais que la somme de tes erreurs et de tes dettes. Tu croyais que les seules personnes qui auraient pu être en mesure de te comprendre étaient tes disparus, ceux qui étaient morts et ceux qui avaient quittés ton parcours pour quelque raison que ce soit.

Tes larmes coulaient à flot, à force de sanglots si profonds que rien n'arrivait à tarir. Tu passais ton temps à répéter les mêmes choses, sans jamais écouter tes interlocuteurs, tout en ayant l'impression que personne ne t'écoutait jamais.

Jamais est un temps infiniment long.

Pourtant, tu faisais l'effort de faire quelque chose tous les jours. Du ménage, des dessins, des montages. Tout pour oublier que la nuit ne te portait pas conseil et que le sommeil te fuyais irrémédiablement, sauf à la minute avant la sonnerie du réveil. Tu te rendais même au travail en automate, en multipliant les erreurs bêtes que tu n'avais jamais faites auparavant.

Tu étais convaincue de réussir à faire le vide dans ta tête, avant d'aller te coucher. Mais à toutes les nuits, ton hamster intérieur faisait tourner sa roue à toute vitesse en te montrant du doigt tous tes manquements, toutes tes faiblesses, toutes tes incapacités.

Tu ne voulais plus déranger personne. Tu te croyais inapte à demander de l'aide sociale parce que tu ne méritais pas cela. Dans ton discours c'était parce que c'était trop bas pour toi, dans ta tête c'était parce que tu croyais que la somme de tes déchéances faisait en sorte que tu t'approprier l'argent de tes concitoyens parce que tu ne méritais même pas ça. Évidemment, côté chômage, il en était encore moins question, culpabilité oblige.

Et puis un jour, un ami est venu de chercher par le chignon du cou. Il t'a assise dans ta voiture et t'a dit : « aujourd'hui, je vais t'amener au CLSC (ça existait dans ce temps-là), je n'ai pas beaucoup de temps mais je vais rester avec toi jusqu'à ce que quelqu'un te voit. » Et il l'a fait, serrant très fort ta main rétive pendant de longues minutes.

Tu t'es retrouvée devant un homme blond, échevelé, à l'air fatigué, mais empathique, qui a prononcé le mot dépression pour expliquer ce que tu avais. Il t'as dit qu'il ne pouvait pas poser de diagnostic, mais que ça y ressemblait beaucoup. Il t'a fait promettre de revenir la semaine d'après, à la même heure. Il t'a donné un paquet de numéros de téléphone qui pourrait t'être utiles que tu t'es empressée de perdre.

Bizarrement, en sortant de là, tu as décidé de marcher jusque chez toi, une belle grosse promenade de plus d'une heure, toi qui voyageais de peine et de misère de la chambre au salon depuis des mois. Et tu t'es sentie juste un peu moins lourde. Juste un peu.

Tu as pleuré ta vie, et la douleur de tes pieds qui n'étaient plus habitués à te véhiculer, toute la soirée. Et tu as fini par t'endormir solide autour d'une heure du mat, complètement épuisée. Tu as été la première surprise de te réveiller six heures plus tard, affalée tout croche sur le divan.

Et pour la première fois depuis des mois, tu voyais la lumière à l'orée du pays des zombies.

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