Aksanna
Ce matin-là, j'étais
dans la mer, à me prélasser quand la troupe des animateurs de foule
sont venu faire danser la salsa à tout ceux qui voulaient bien s'y
mettre. J'étais assez loin de l'action, ce qui me convenait à
merveille. Parmi les courageux qui se déhanchaient devant les yeux
des autres plaisanciers, il y avait cette femme qui dansait, son
verre à la main, aussi élégante que si elle avait été sur la
piste de danse d'une boîte de nuit bien en vue, plutôt qu'en bikini
sur une plage inégale. Elle dégageait quelque chose
d'extraordinaire, mais je n'aurais su dire de ce dont il s'agissait.
Le lendemain matin, je
cherchais quelqu'un à qui demander de me crémer le dos, parce que
le soleil, sous ces latitudes, est impitoyable avec les peaux
blanches des Québécoises fraîchement arrivées. C'est elle qui est
venue à moi la première avec le même problème d'accessibilité.
Nous avons parlé un peu. De près, elle était encore plus
impressionnante. D'abord, elle était très grande et très bâtie.
Pas musclée tant que cela, mais son ossature était imposante,
disons. J'ai appris qu'elle restait quelque part dans l'Ouest
Canadien, mais qu'elle était née et avait grandi en Yougoslavie.
Elle avait quitté ce pays en 1990 avec sa famille.
Je ne savais pas quel âge
elle avait exactement, probablement quelques années de plus que moi,
mais pas tant que cela. Pourtant, elle s'adressait à moi, dans un
anglais au phrasé impeccable, mais à l'accent incroyablement
prononcé, comme si j'avais à peine vingt ans. Il y avait quelque
chose d'affectueusement condescendant dans sa manière de me parler.
Je me sentais un peu mal à l'aise, sans vraiment en comprendre la
raison. Lorsque je lui avais demandé ce qu'elle faisait dans la vie
elle m'avait répondu quelque chose à propos entrepreneuriat dans le
domaine de la beauté et insistait sur le fait qu'elle était très,
très riche. De plus, elle ne cessait de me répéter son numéro de
chambre et de m'inciter à me joindre à elle et à une de ses amies
qui était aussi présente sur le site. J'avais esquivé ses
invitations. Assez adroitement, je crois.
Le site de l'hôtel où
j'étais descendue était particulièrement petit, j'ai donc revu
Aksanna très fréquemment. Le soir, elle me proposait
continuellement un paquet d'activités à l'extérieur du site avec
son amie et des gens vraiment cools, selon ses termes. Rien de ce
qu'elle me proposait ne me faisait envie. J'étais-là pour me
reposer et j'aimais bien mon horaire couche-tôt/lève-tôt qui me
laissait profiter pleinement de toutes les journées.
J'étais innocemment en
train de lire les grands-titres des journaux quand je l'ai revue. Je
l'avais un peu oubliée depuis mon retour, fascination et malaises
inclus. Ce matin-là son visage était dans très facilement
reconnaissable sur la une d'un quotidien que je consulte de temps à
autres. Un minuscule entrefilet qui parlait de l'arrestation d'un
groupe de personnes qui faisaient la traite des femmes venues
d'Europe de l'Est dans une ville de l'Ouest Canadien. Aksanna était
la Madame de ce groupe.
Et je me suis dit que
j'avais de l'instinct en titi, dans la vie.
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