mercredi, octobre 07, 2015

Trois minutes et demie

Dans le café pas assez bondé pour l'occasion, on entendait un bébé pleurer. Il était encore un peu trop tôt pour que les habitués de l'événement soient arrivés. Sur la scène, un jeune homme préparait sa guitare. Une belle grosse guitare acoustique, assez grosse en tout cas pour pour presque le dissimuler entièrement s'il se pliait assez sur sa chaise. C'était sa toute première fois ailleurs que dans le salon parental. Il ne l'avait dit à personne de sa connaissance, la peur de se casser le coup ayant eu préséance sur l'envie de voir ce que ses proches pourraient en penser.

C'était le genre café des artistes dans lequel, une fois par mois, n'importe qui avait sa chance quelle que soit la forme d'art pratiquée. Dans les semaines précédentes, il avait assisté à toutes sortes de numéros. Musicaux, littéraires, poétiques, visuels. La première fois, il y était entré un par hasard, cherchant avant tout un moyen pour avoir du change pour prendre le bus sous une pluie battante. Et il s'était accroché les deux pieds dans le décor. Collé sur place, incapable de quitter par que chaque nouvelle présentation lui hurlait : « Toi aussi tu peux le faire ».

Il y était retourné le mois suivant, et l'autre d'après, laissant entrer et filer l'hiver au fil du temps. Ces expéditions étaient devenu son secret. Jalousement gardé. Qui se soucie, de toute manière, de la façon dont un adolescent de seize ou dix-sept ans occupe ses lundis soirs? C'était presque trop facile de faire comme ci il était là ou ailleurs, sans que ses proches ne sachent ce qu'il faisait vraiment. Et puis ces soirées étaient souvent passablement étranges, les artistes n'étant pas d'égal calibre. Quelquefois, c'était vraiment bon, d'autres horrible. La plupart du temps, la soirée s'écartelait entre les deux.

Certains étaient des habitué, comme cette fille qui chantait a cappella tout ce qui lui passait par la tête, sans jamais pousser une fausse note. Elle le faisait frémir de son audace. Et de son talent, il fallait bien l'admettre. Mais il y avait aussi cet espèce de poète maudit, qui se prenait très au sérieux avec son grand foulard et ses chemises étranges que pas grand monde n'écoutait vraiment, ni n'applaudissait d'ailleurs.

Ce soir-là, on en était presque à la fin de l'année scolaire, les soirées s'allongeaient sans bon sens, ce qui expliquait en partie pourquoi la foule était à ce point clairsemée. Il avait demandé à passer le premier, se disant que s'il se cassait la gueule bien comme il faut, il n'y aurait pas tant de témoins de sa déconfiture.

Lorsque l'animatrice eut terminé sa présentation d'ouverture, elle lui avait jeté un coup d’œil pour savoir sous quel nom le présenter et il avait choisi de ne pas répondre. Il avait fait danser ses doigts sur les cordes de sa guitare, lentement, jusqu'à oublier les gens autour de lui, et avait chanté sa toute petite composition de rien du tout. Pas une grande œuvre, mais la sienne.

La pièce terminée, il s'était gauchement relevé. Sous beaucoup plus d’acclamations que ce à quoi il s'attendait et avait laissé la scène au suivant. Très fier d'avoir pour une fois dans sa vie fait autre chose que ce que l'on attendait de lui. Pendant trois minutes et demie il n'avait été ni le fils, ni le frère ni l'ami de personne, mais simplement William.

Un nom commun, pour un gars qui venait de s'apercevoir qu'il n'avait de commun que le nom, au fond.

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