Trois minutes et demie
Dans le café pas assez
bondé pour l'occasion, on entendait un bébé pleurer. Il était
encore un peu trop tôt pour que les habitués de l'événement
soient arrivés. Sur la scène, un jeune homme préparait sa guitare.
Une belle grosse guitare acoustique, assez grosse en tout cas pour
pour presque le dissimuler entièrement s'il se pliait assez sur sa
chaise. C'était sa toute première fois ailleurs que dans le salon
parental. Il ne l'avait dit à personne de sa connaissance, la peur
de se casser le coup ayant eu préséance sur l'envie de voir ce que
ses proches pourraient en penser.
C'était le genre café
des artistes dans lequel, une fois par mois, n'importe qui avait sa
chance quelle que soit la forme d'art pratiquée. Dans les semaines
précédentes, il avait assisté à toutes sortes de numéros.
Musicaux, littéraires, poétiques, visuels. La première fois, il y
était entré un par hasard, cherchant avant tout un moyen pour avoir
du change pour prendre le bus sous une pluie battante. Et il s'était
accroché les deux pieds dans le décor. Collé sur place, incapable
de quitter par que chaque nouvelle présentation lui hurlait :
« Toi aussi tu peux le faire ».
Il y était retourné le
mois suivant, et l'autre d'après, laissant entrer et filer l'hiver
au fil du temps. Ces expéditions étaient devenu son secret.
Jalousement gardé. Qui se soucie, de toute manière, de la façon
dont un adolescent de seize ou dix-sept ans occupe ses lundis soirs?
C'était presque trop facile de faire comme ci il était là ou
ailleurs, sans que ses proches ne sachent ce qu'il faisait vraiment.
Et puis ces soirées étaient souvent passablement étranges, les
artistes n'étant pas d'égal calibre. Quelquefois, c'était vraiment
bon, d'autres horrible. La plupart du temps, la soirée s'écartelait
entre les deux.
Certains étaient des
habitué, comme cette fille qui chantait a cappella
tout ce qui lui passait par la tête, sans jamais pousser une fausse
note. Elle le faisait frémir de son audace. Et de son talent, il
fallait bien l'admettre. Mais il y avait aussi cet espèce de poète
maudit, qui se prenait très au sérieux avec son grand foulard et
ses chemises étranges que pas grand monde n'écoutait vraiment, ni
n'applaudissait d'ailleurs.
Ce
soir-là, on en était presque à la fin de l'année scolaire, les
soirées s'allongeaient sans bon sens, ce qui expliquait en partie
pourquoi la foule était à ce point clairsemée. Il avait demandé à
passer le premier, se disant que s'il se cassait la gueule bien comme
il faut, il n'y aurait pas tant de témoins de sa déconfiture.
Lorsque
l'animatrice eut terminé sa présentation d'ouverture, elle lui
avait jeté un coup d’œil pour savoir sous quel nom le présenter
et il avait choisi de ne pas répondre. Il avait fait danser ses
doigts sur les cordes de sa guitare, lentement, jusqu'à oublier les
gens autour de lui, et avait chanté sa toute petite composition de
rien du tout. Pas une grande œuvre, mais la sienne.
La
pièce terminée, il s'était gauchement relevé. Sous beaucoup plus
d’acclamations que ce à quoi il s'attendait et avait laissé la
scène au suivant. Très fier d'avoir pour une fois dans sa vie fait
autre chose que ce que l'on attendait de lui. Pendant trois minutes
et demie il n'avait été ni le fils, ni le frère ni l'ami de
personne, mais simplement William.
Un
nom commun, pour un gars qui venait de s'apercevoir qu'il n'avait de
commun que le nom, au fond.
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