L'âge de raison
Le premier fait divers
qui m'a vraiment marquée racontait l'histoire d'une petite fille qui
avait réussi à s'enfuir quelques jours après avoir été
séquestrée par un inconnu. On m'avait appris, très jeune, à ne
pas suivre des inconnus, sous quelque prétexte que ce soit parce que
tous les inconnus ne m'auraient pas nécessairement voulu du bien. Je
ne me rappelle pas exactement l'âge que j'avais à l'époque, je
crois que je n'étais pas beaucoup plus vieille que la fillette dont
les journaux rapportaient l'histoire. Pour la première fois, je
réalisais qu'il ne s'agissait pas de fables pour faire peur aux
enfants, que ça pouvait arriver pour vrai.
Je venais, je crois,
d'atteindre l'âge de raison. Pas le théorique, celui qui fait en
sorte que l'on arrime la réalité à ce que l'on nous enseigne.
Quelques années plus
tard, j'ai fait la connaissance d'une drôle de fille. Ce n'était
pas mon amie, c'était une personne qui venait du même endroit
qu'une autre fille que j'aimais bien. La drôle de fille s'habillait
comme une Barbie. À quatorze ans. Elle se maquillait trop, portait
des talons hauts et avait beaucoup plus d'argent que mes amies et
moi. Elle avait le regard vide et je savais qu'elle prenait de la
drogue. Pas juste du pot, des choses plus dures qui me faisaient
peur. J'ai compris, bien plus tard qu'elle se prostituait. J'ai
compris qu'on lui faisait violence. Il m'apparaît illusoire de
penser qu'une fille de cet âge-là ait sciemment décidé de vendre
son corps pour de l'argent. Elle a été la première personne que je
connaissais qui s'est un jour retrouvée dans la chronique des
enfants disparus. J'ai su qu'elle avait été envoyée en Ontario par
son « protecteur » lorsqu'elle s'était mise à faire des
vagues. Je crois qu'elle est morte d'une overdose avant d'avoir eu
vingt ans.
Et puis il y a eu le 6
décembre 1989. C'était un lundi soir. J'étais en plein cœur de
mon adolescence et je ne comprenais pas ce geste. Je ne comprenais
pas qu'on puisse tuer des femmes au nom de la place qu'un homme
n'arrivait pas à se faire en société. Ce que je comprenais par
contre c'était qu'il y aurait toujours des hommes pour reprocher aux
femmes l'espace qu'elles prennent s'ils jugent que cette place
auraient dû leur revenir.
La suite des choses
m'aura enseigné aussi que la violence, a mille visages. Que ce n'est
pas souvent à bout portant qu'on la mesure, ce qui ne l'empêche pas
d'exister. J'ai vu les coups sur le corps (jamais sur le visage) de
la sœur d'un de mes amis. Je l'ai aidée à quitter son appartement
en catimini. J'ai enduré des visites impromptues de l'ex, sur les
lieux de mon travail, pour que je lui dise où elle était rendue. Il
ne l'a jamais su.
Cette année, seulement
au Québec, plusieurs femmes sont portées disparues, d'autres sont
mortes sous la poigne d'un conjoint qui aimait mal.
Ça fait encore beaucoup
de violence faite aux femmes.
Beaucoup trop, à mon
avis pour le passer sous silence.
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