dimanche, décembre 06, 2015

L'âge de raison

Le premier fait divers qui m'a vraiment marquée racontait l'histoire d'une petite fille qui avait réussi à s'enfuir quelques jours après avoir été séquestrée par un inconnu. On m'avait appris, très jeune, à ne pas suivre des inconnus, sous quelque prétexte que ce soit parce que tous les inconnus ne m'auraient pas nécessairement voulu du bien. Je ne me rappelle pas exactement l'âge que j'avais à l'époque, je crois que je n'étais pas beaucoup plus vieille que la fillette dont les journaux rapportaient l'histoire. Pour la première fois, je réalisais qu'il ne s'agissait pas de fables pour faire peur aux enfants, que ça pouvait arriver pour vrai.

Je venais, je crois, d'atteindre l'âge de raison. Pas le théorique, celui qui fait en sorte que l'on arrime la réalité à ce que l'on nous enseigne.

Quelques années plus tard, j'ai fait la connaissance d'une drôle de fille. Ce n'était pas mon amie, c'était une personne qui venait du même endroit qu'une autre fille que j'aimais bien. La drôle de fille s'habillait comme une Barbie. À quatorze ans. Elle se maquillait trop, portait des talons hauts et avait beaucoup plus d'argent que mes amies et moi. Elle avait le regard vide et je savais qu'elle prenait de la drogue. Pas juste du pot, des choses plus dures qui me faisaient peur. J'ai compris, bien plus tard qu'elle se prostituait. J'ai compris qu'on lui faisait violence. Il m'apparaît illusoire de penser qu'une fille de cet âge-là ait sciemment décidé de vendre son corps pour de l'argent. Elle a été la première personne que je connaissais qui s'est un jour retrouvée dans la chronique des enfants disparus. J'ai su qu'elle avait été envoyée en Ontario par son « protecteur » lorsqu'elle s'était mise à faire des vagues. Je crois qu'elle est morte d'une overdose avant d'avoir eu vingt ans.

Et puis il y a eu le 6 décembre 1989. C'était un lundi soir. J'étais en plein cœur de mon adolescence et je ne comprenais pas ce geste. Je ne comprenais pas qu'on puisse tuer des femmes au nom de la place qu'un homme n'arrivait pas à se faire en société. Ce que je comprenais par contre c'était qu'il y aurait toujours des hommes pour reprocher aux femmes l'espace qu'elles prennent s'ils jugent que cette place auraient dû leur revenir.

La suite des choses m'aura enseigné aussi que la violence, a mille visages. Que ce n'est pas souvent à bout portant qu'on la mesure, ce qui ne l'empêche pas d'exister. J'ai vu les coups sur le corps (jamais sur le visage) de la sœur d'un de mes amis. Je l'ai aidée à quitter son appartement en catimini. J'ai enduré des visites impromptues de l'ex, sur les lieux de mon travail, pour que je lui dise où elle était rendue. Il ne l'a jamais su.

Cette année, seulement au Québec, plusieurs femmes sont portées disparues, d'autres sont mortes sous la poigne d'un conjoint qui aimait mal.

Ça fait encore beaucoup de violence faite aux femmes.

Beaucoup trop, à mon avis pour le passer sous silence.

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