Un mouton (presque) galeux
C'était une histoire
d'une banalité absolue de cette banlieue du nord de Montréal. Une
bonne famille haïtienne, bien éduquée, aimante, rieuse qui portait
en son sein un mouton en voie de devenir galeux. La difficulté
venait du fait que les modèles masculins les plus nombreux dans son
secteur avaient la richesse facile et paresseuse de ceux qui
choisissent la petite, puis, souvent, la grande criminalité.
Anthony, avait toujours
été, aux yeux de sa famille, le plus bel enfant de la fratrie, le
plus brillant, celui à qui tout réussissait sans qu'il ait besoin
de faire un effort quelconque. À l'école primaire, il était
toujours parmi les meilleurs en classe, comme dans les sports, et
n'avait jamais à chercher bien longtemps l'attention pour se faire
des amis. Il était le petit roi de sa cour, ses yeux noirs,
pétillants, et son sourire désarmant lui assuraient un succès sans
borne.
Mais Anthony avait frappé
un mur au début de l'adolescence. Son corps avait commencé à lui
faire défaut en grandissant n'importe comment, le rendant un peu
plus gauche qu'auparavant. Les succès sportifs s'étaient fait plus
mitigés et il arborais désormais ce visage ingrat propre aux
garçons qui sont en pleine poussée de croissance. Comme il n'avait
pas l'habitude de faire rire de lui, de ne pas obtenir tout ce qu'il
voulait à coup d’œillades malicieuses, il se sentait passablement
désemparé.
Dans les parcs et la
cours d'école, il voyait d'autres jeunes prendre de l'importance.
Des jeunes qui avaient plus d'argent dans leurs poches que ce que son
père gagnait dans un mois. Des gars qui n'étaient pas gentils du
tout et qui faisaient peur à tout le monde, mais qui étaient
immensément respectés. Ils claironnaient à qui voulaient
l'entendre qu'ils se couchaient à pas d'heures et ne se levaient
jamais avant le repas du midi. La belle vie quoi.
Anthony considérait que
la vie était diablement injuste. Lui devait se lever tous les
matins, histoire de veto maternel qui le tirait du lit sans autre
forme de procès parce que dormir toute la journée n'était pas une
option. Il en était à son troisième emploi perdu parce qu'il avait
omis de se présenter à un quart de travail. Pour un salaire de
misère en plus.
Alors il portait son
sentiment d'injustice et son mécontentement en étendard et laissait
couler tout son fiel sur son entourage. Claquant toutes les portes
sur son chemin, se fâchant avec père, mère, frères et sœurs. Se
rapprochant, évidemment, de ceux qu'il admirait, faisant frissonner
ses proches qui savaient de bien trop près comment ce genre
d'histoire pouvait tourner.
Sa famille ne su jamais
ce qui l'avait remis sur le droit chemin. Une histoire de filles trop
sordide pour être racontée. Mais il s'était dit que si quoique ce
soit du même genre arrivait à ses petites sœurs, il ne s'en
remettrait jamais. Il avait donc repris le collier pour terminer son
année scolaire avec assez de succès pour être admis au cécep.
Des années plus tard, il
me disait avec fierté qu'il était bien heureux d'avoir laissé
toutes ces histoires pas très catholiques derrière lui et je lui
répondais qu'elles n'étaient même pas très vaudous.
Ce qui était tout dire.
Libellés : Sur la frontière du réel
Des fois quand la vie est trop facile, la tentation est grande. Respectueux ce texte.