jeudi, novembre 26, 2015

Rumeur

Dans la cafétéria bondée, le murmure du départ devenait un bruit grondant. Un fond sonore auquel plus personne ne pouvait échapper.

Ça avait débuté à la table qui était juste au dessus de la mienne. À cause des paliers étranges qui meublaient le local. Traditionnellement, les plus vieux utilisaient les tables les plus élevées, celles qui jouxtaient les fenêtres les plus grandes et qui minimisaient les pas entre le service alimentaire et les places occupées. Les plus jeunes se contentaient des places à l'ombre, et moins ils avaient d'années scolaires dans le corps, plus ils s'approchaient du local du concierge qui avait la mauvaise habitude de partager trop d'odeurs de produits désinfectants pour que ce soit agréable.

Nous étions cinq à partager la même table. Toujours les mêmes. En secondaire trois, nous étions presque arrivées au palier principal. Presque aux tables où se mêlaient les filles et les garçons. À quelques coudées de ce que nous considérions comme la vraie vie. Notre portée d'oreille, cependant, était entièrement tournée vers ces sphères que nous aspirions à atteindre.

Lorsque les filles de la table du palier supérieur s'étaient mises à s'exclamer un : « tu me niaise » bien senti, nous savions que nous ne devions laisser passer aucun détail de ce qui allait suivre. Nous nous étions toutes tues dans l'attente de ce qui allait suivre.

C'est dans ces circonstances que nous avions appris que LE gars avait fini par faire son choix. On était en mars, et ça faisait des mois que les potins allaient bon train. Les plus jeunes voulaient qu'il choisisse la fille qui organisait toutes les activités de la polyvalente, du ski au pièce de théâtres et qui avait ce chic de savoir exactement qui était qui, quelle que soit leur année scolaire. L'autre, l'autre c'était la populaire qui avait tout devant elle. Argent, beauté, amis à ne plus savoir qu'en faire et le mépris qui vient avec ce genre de statut.

Assises sur le bout de nos chaises, nous attentions de verdict, certaines que notre candidate avaient remportée le duel qui alimentait la plupart de nos discussions.

Mais non. Ni l'une ni l'autre ne l'avait conquis. Il s'était plutôt tournée vers une fille qui n'allait même pas à notre école, trahison ultime, et qui, selon nos critères, n'en valait sans doute pas la peine puisque personne, ou presque, ne la connaissait.

Ça avait été le plus grand potin de cette année-là qui s'est avéré être bien plus que cela. Il est devenu illustrateur d'album pour enfants, les enfants qu'il a eu avec cette fille-là. À toutes les fois où je croise sa patte sur une nouvelle couverture, je ne peux m'empêcher de me souvenir de ce midi bien précis. Celui au cours duquel mon petit univers a basculé, mais sans doute jamais autant que le sien.

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