Rumeur
Dans la cafétéria
bondée, le murmure du départ devenait un bruit grondant. Un fond
sonore auquel plus personne ne pouvait échapper.
Ça avait débuté à la
table qui était juste au dessus de la mienne. À cause des paliers
étranges qui meublaient le local. Traditionnellement, les plus vieux
utilisaient les tables les plus élevées, celles qui jouxtaient les
fenêtres les plus grandes et qui minimisaient les pas entre le
service alimentaire et les places occupées. Les plus jeunes se
contentaient des places à l'ombre, et moins ils avaient d'années
scolaires dans le corps, plus ils s'approchaient du local du
concierge qui avait la mauvaise habitude de partager trop d'odeurs de
produits désinfectants pour que ce soit agréable.
Nous étions cinq à
partager la même table. Toujours les mêmes. En secondaire trois,
nous étions presque arrivées au palier principal. Presque aux
tables où se mêlaient les filles et les garçons. À quelques
coudées de ce que nous considérions comme la vraie vie. Notre
portée d'oreille, cependant, était entièrement tournée vers ces
sphères que nous aspirions à atteindre.
Lorsque les filles de la
table du palier supérieur s'étaient mises à s'exclamer un :
« tu me niaise » bien senti, nous savions que nous ne
devions laisser passer aucun détail de ce qui allait suivre. Nous
nous étions toutes tues dans l'attente de ce qui allait suivre.
C'est dans ces
circonstances que nous avions appris que LE gars avait fini par faire
son choix. On était en mars, et ça faisait des mois que les potins
allaient bon train. Les plus jeunes voulaient qu'il choisisse la
fille qui organisait toutes les activités de la polyvalente, du ski
au pièce de théâtres et qui avait ce chic de savoir exactement qui
était qui, quelle que soit leur année scolaire. L'autre, l'autre
c'était la populaire qui avait tout devant elle. Argent, beauté,
amis à ne plus savoir qu'en faire et le mépris qui vient avec ce
genre de statut.
Assises sur le bout de
nos chaises, nous attentions de verdict, certaines que notre
candidate avaient remportée le duel qui alimentait la plupart de nos
discussions.
Mais non. Ni l'une ni
l'autre ne l'avait conquis. Il s'était plutôt tournée vers une
fille qui n'allait même pas à notre école, trahison ultime, et
qui, selon nos critères, n'en valait sans doute pas la peine puisque
personne, ou presque, ne la connaissait.
Ça avait été le plus
grand potin de cette année-là qui s'est avéré être bien plus que
cela. Il est devenu illustrateur d'album pour enfants, les enfants
qu'il a eu avec cette fille-là. À toutes les fois où je croise sa
patte sur une nouvelle couverture, je ne peux m'empêcher de me
souvenir de ce midi bien précis. Celui au cours duquel mon petit
univers a basculé, mais sans doute jamais autant que le sien.
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