dimanche, novembre 29, 2015

Ses mains

C'était un de ces matins de fin de semaine où les transports en commun n'ont de commun que les quelques personnages aux yeux encore bouffis de sommeil qui se croisent sans trop se voir parce que la majorité d'entre eux a encore le souvenir de l'oreiller tout autour de la tête. Même les rues étaient d'un silence étrange, quasi paranormal. Dans mon trajet piétonier, pourtant assez long, je n'avais croisé aucun autre marcheur, aucun autobus et même pas une dizaine de voitures.

À Berri, le long corridor qui mène aux rails était désert. Mes pas résonnaient, faisaient échos à eux-mêmes me donnant l'impression que quelqu'un me suivait d'un peu trop près. Sur le quai, les quelques lèves tôt étaient largement dispersés, à peu près endormis sur leur siège où bien la tête solidement ancrée dans un livre où rivée à un quelconque bidule électronique.

Lorsque les portes du wagon se sont ouvertes, celui-ci était vide. Ou presque. Il n'y avait qu'une femme blonde assise sur le banc que je préfère. C'était en vérifiant si ce dernier était libre que je l'avait vue. Comme il me restait un bon nombre d'option, je n'ai pas fait de cas de la situation et me suis glissée dans ma deuxième meilleure option qui faisait face à l'autre passagère. En m'installant pour sortir mon livre je la voyais sans y porter vraiment attention, mais quelque chose dans la manière dont je l'ai vue remettre son fourbi dans son propre sac, a allumé une lumière dans ma mémoire.

Je connaissais ces gestes par cœur, j'en avais été immédiatement convaincue. Des gestes que j'avais appris au cours de mon troisième secondaire et qui m'avaient accompagnée, de plus ou moins près, jusqu'en 2004. Cette femme dont je n'avais pas croisé le regard puisqu'elle était descendue à la station suivant mon entrée, avait été ma meilleure amie pendant longtemps. Une amitié intense, parfumée d'absolus, de rires à en avoir mal aux côtes, de confidences, de malentendus et de chicanes épiques aussi, parfois.

Je pourrais croire que j'ai imaginé cette rencontre fugace où rien n'a été échangé. Il aurait été possible que ce soit un détour de mon imagination. Mais quand j'ai vu ses mains, j'ai su que ne n'errais pas. Des mains aux doigts longs et souples qui se meuvent d'une manière tellement particulière que j'ai déjà reconnue dans une gare d'un certain bout du monde, passablement bondée, par ces seules extrémités. Ce jour-là, ça nous avait fait bien rire car nous étions absolument convaincues que notre amitié traverserait toutes les guerres et nous amènerait un vieillissement parallèle.

Rien n'est moins vrai. Nous sommes toutes les deux tombées dans le pays des zombies, en même temps, ou à peu près, et il n'y a rien de pire pour couper les ponts, durablement.

Ce matin-là je l'avais regardée sortir sans avoir le temps de l'interpellée pour lui dire que j'étais-là. En me disant que ça avait vraiment été une belle amitié, mais que je n'avais pas envie de faire quoique ce soit pour retourner voir si j'y étais.

Un peu comme si notre amitié était tellement ancrée dans les extrêmes de l'adolescence que je ne voyais pas comment l'envisager, même de loin, dans mon âge adulte.

Et je ne m'en porte pas plus mal.

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