À petits pas
Ça avait été une drôle
de rencontre.
J'étais rentrée un peu
chamboulée, quelque part entre l'envers et l'endroit de moi-même.
J'avais à la fois le goût de mordre et celui de tendre la main pour
apaiser. Je savais bien, au départ qu'il aurait ce genre d'effet sur
moi. Ça faisait partie des raisons pour lesquelles je refusais de
garder un vrai lien avec lui. Il me hérissait tout en
m'attendrissant, tout le temps.
Il avait cette
intelligence vive que j'avais toujours appréciée. Ses idées
étaient aussi tranchées que l'acier. Les nuances n'avaient jamais
fait partie ni de son vocabulaire ni de son être. Je n'avais jamais
trop su ce que je représentais pour lui. Si ce n'est un paquets de
souvenirs. Mais quels que soient les chemins que je prenais, je le
croisais continuellement au tournant. J'avais beau, ne lui porter
qu'une attention discrète, me contenter de le saluer au passage,
j'avais le sentiment qu'il me collait à la peau. Comme si je ne
pouvais vivre ma vie sans qu'il fasse partie du décor.
Je le connaissais depuis
ma petite enfance. Nous avions fréquenté les mêmes classes. Nous
n'étions pas amis, il me trouvait niaise et ne se gênait pas pour
le dire. Je le trouvais imbu et ne m'occupais pas tellement de ce
qu'il racontait sur moi. Il me brouillait la coiffure à coup de
chardons que ma mère passait des heures à essayer de retirer de ma
tête jusqu'à ce que les ciseaux ne deviennent la seule arme
possible pour gagner ce type de guerre.
De temps à autres, je me
retrouvais seule avec lui. Et il se transformait. Au lieu du bourreau
de tous les jours, je voyais apparaître un être fragile qui avait
son lot de peine. Un lot plus grand que le mien d'ailleurs. Il avait
un grand frère qui était loin d'être un rêve, au sens propre
comme au figuré. Un jour, il en rentrant de l'école, sas choses
avaient été placées dans le garage, lit compris, parce que son
frère voulait une chambre bien à lui. Et leurs parents n'avaient
rien dit. Il s'était senti immensément rejeté. Et je m'étais dit
que les petites misères qu'il me faisait vivre étaient bien minces
en comparaison à celle-ci.
Ce jour-là, il m'avait
attendu à la sortie de mon travail. L'air dévasté, plus encore que
lors de cet épisode d'enfance. Il m'avait simplement dit qu'il avait
besoin de parler. Je l'avais suivi dans un bistro de quartier et il
m'avait déboulé toute sa vie. Celle qu'il ne racontait à personne,
celle qu'il cachait soigneusement aux réseaux sociaux, qui étaient
notre seul lien tangible. Évidemment, durant toute cette
conversation, il réussissait à se rendre à la fois sympathique et
odieux.
À la fin, quand j'étais
sur le point de m'endormir devant ses yeux et qu'il m'eut enfin
laissée partir, je lui avais demandé: « Pourquoi tu me dis
tout cela, à moi » et il m'avait répondu qu'il n'avait aucune
espèce de notion de ce que c'était l'amitié et les confidences
échangées, qu'ils s'en était gardé toute sa vie. Mais qu'à force
de me lire il s'était dit que moi, j'en avais sans doute une bonne
idée.
Le problème, c'est que
l'amitié ne s'impose pas, ni l'amour ni l'affection. Ça se
conquiert et ça se gagne à tout petits pas.
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