Pain perdu
J'étais à Montréal
pour mon anniversaire, je crois. C'était un de ces matins lors
desquels le printemps se prend pour l'été. La porte de la cuisine
était grande ouverte laissant passer une lumière claire et
pimpante. Une odeur de café frais embaumait la pièce tandis que les
chats passaient du vaste balcon à l'intérieur, paresseusement,
incertains de l'endroit où s'installer puisque les humains n'avaient
pas encore très clairement établi leurs pénates.
Devant moi, une
adolescente dégingandée, s'affairait autour des fourneaux. D'une
main experte, elle mélangeait les ingrédients en me babillant
allègrement. À moins qu'elle ne se fût contentée de m'écouter,
ce qui était fort probable. Ses yeux pétillaient vivement pendant
qu'elle effectuait sa besogne avec cœur et bonne humeur.
J'avais l'impression que
le temps se suspendait au temps. C'était l'année qui avait suivi la
Séparation. S'il y avait quelque chose de familier dans le décors,
dans la manière dont la pièce avait été aménagée, cette pièce
de faisait en aucun cas partie de mes souvenirs. Je m'y sentais
pourtant à l'aise, sans doute parce que je reconnaissais, entre les
lignes, la signature maternelle.
J'avais beau tenter de me
concentrer sur ce que je vivais, je ne pouvais m'empêcher voir des
images surannées se superposer au décor : Un bébé tout
fripé, d'une couleur indéfinissable, qu'on me présentait pour la
première fois; une toute petite fille lovée dans les bras de Maman,
deux doigts dans la bouche lors d'une fête où les clowns lui
faisaient peur, ses grands yeux bleus de pluie dans un visage trop
blême ou encore une enfant pimpante qui chantait les paroles des
chansons en anglais qui jouaient souvent dans ma chambre (elle en
maîtrisait les paroles mieux que moi) sur le chemin d'une course
quelconque.
On se voit rarement
vieillir, les jours qui passent, l'année de plus que l'on ajoute au
chiffre abstrait que l'on donne à la question : « quel
âge as-tu? » Ce jour-là, je me suis sentie prendre de l'âge
parce que ma petite sœur me faisait un déjeuner, du pain doré pour
être précise. Elle n'avait plus besoin de moi pour être plus
grande qu'elle, cette époque de nos vies était révolue.
Depuis,
j'ai un peu le sentiment qu'elle m'a volé mon petit déjeuner
préféré, parce que je suis incapable d'en manger sans revoir cette
scène en boucle. Et je pense alors à elle toute la journée. À
tous les coups, j'ai envie de lui écrire : « j'ai mangé
du pain doré ce matin » en espérant qu'elle comprenne le
sous-entendu de l'anecdote que je ne lui ai jamais raconté.
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