dimanche, janvier 31, 2016

Pain perdu

J'étais à Montréal pour mon anniversaire, je crois. C'était un de ces matins lors desquels le printemps se prend pour l'été. La porte de la cuisine était grande ouverte laissant passer une lumière claire et pimpante. Une odeur de café frais embaumait la pièce tandis que les chats passaient du vaste balcon à l'intérieur, paresseusement, incertains de l'endroit où s'installer puisque les humains n'avaient pas encore très clairement établi leurs pénates.

Devant moi, une adolescente dégingandée, s'affairait autour des fourneaux. D'une main experte, elle mélangeait les ingrédients en me babillant allègrement. À moins qu'elle ne se fût contentée de m'écouter, ce qui était fort probable. Ses yeux pétillaient vivement pendant qu'elle effectuait sa besogne avec cœur et bonne humeur.

J'avais l'impression que le temps se suspendait au temps. C'était l'année qui avait suivi la Séparation. S'il y avait quelque chose de familier dans le décors, dans la manière dont la pièce avait été aménagée, cette pièce de faisait en aucun cas partie de mes souvenirs. Je m'y sentais pourtant à l'aise, sans doute parce que je reconnaissais, entre les lignes, la signature maternelle.

J'avais beau tenter de me concentrer sur ce que je vivais, je ne pouvais m'empêcher voir des images surannées se superposer au décor : Un bébé tout fripé, d'une couleur indéfinissable, qu'on me présentait pour la première fois; une toute petite fille lovée dans les bras de Maman, deux doigts dans la bouche lors d'une fête où les clowns lui faisaient peur, ses grands yeux bleus de pluie dans un visage trop blême ou encore une enfant pimpante qui chantait les paroles des chansons en anglais qui jouaient souvent dans ma chambre (elle en maîtrisait les paroles mieux que moi) sur le chemin d'une course quelconque.

On se voit rarement vieillir, les jours qui passent, l'année de plus que l'on ajoute au chiffre abstrait que l'on donne à la question : « quel âge as-tu? » Ce jour-là, je me suis sentie prendre de l'âge parce que ma petite sœur me faisait un déjeuner, du pain doré pour être précise. Elle n'avait plus besoin de moi pour être plus grande qu'elle, cette époque de nos vies était révolue.

Depuis, j'ai un peu le sentiment qu'elle m'a volé mon petit déjeuner préféré, parce que je suis incapable d'en manger sans revoir cette scène en boucle. Et je pense alors à elle toute la journée. À tous les coups, j'ai envie de lui écrire : « j'ai mangé du pain doré ce matin » en espérant qu'elle comprenne le sous-entendu de l'anecdote que je ne lui ai jamais raconté.

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