jeudi, février 04, 2016

Les corps dépendants

J'ai connu ma part de morts depuis que je chemine dans l'existence, ma part de suicides aussi. Au départ, ce n'était pour moi qu'un mot, un peu vide de sens, même lorsque ce dernier croisait ma route. Je me rappelle vaguement d'une jeune fille populaire pas tout à fait au centre de son petit univers adolescent, mais bien intégrée. Elle était vive et colorée, drôle aussi. À mes yeux, elle avait tout. Elle semblait se ficher comme d'une guigne des petits commentaires blessants sur ses rondeurs jusqu'à ce jour de la Rentrée où elle était réapparue aussi mince que possible. Elle n'a même pas terminé l'automne parmi nous. Elle a été hospitalisée et n'est jamais revenue. Elle s'était vidée de son essence à force de contrôle pour atteindre une image corporelle qui ne lui correspondait pas. Morte au bout de son corps.

Un jeune homme aussi, qui n'a pas traversé sa première peine d'amour. Peut-être était-ce trop d'émotions pour si peu d'expérience. J'avais été saisie par la nouvelle mais ça m'a pris des mois avant de comprendre réellement que je ne le croiserais plus jamais dans un remonte-pente sans qu'on ne s'échange un mot. Sa mort m'avait semblé absurde. Cependant je dois avouer qu'à cette époque, si j'avais été maintes fois amoureuse, mes histoires n'avais jamais encore vraiment débordées de mon imagination. Que savais-je alors de la douleur qui nous laisse à la remorque de nous-mêmes?

Il y a eu aussi des professeurs qui m'ont un jour enseigné et qui ont abrégé leurs jours. La sœur d'une amie, homonyme anonyme. Le frère d'un autre. Toutes ces douleurs qui se se sont échouées sur des plages aux arêtes acérées. Je ne connaissais pas les tenants et les aboutissants qui ont mené ces gens à mettre fin à leurs jours. Mais je ne comprenais pas le geste. Et pas toujours la peine, non plus.

Et puis, il y a eu ce cousin éloigné que j'admirais sans réserve. Je le trouvais merveilleux. Visiblement, il n'avait pas la même perception de lui lorsqu'il s'est laissé happer par les eaux tumultueuses du fleuve quelque part dans un hiver du passé. Je ne comprenais toujours pas le geste. Je m'en révoltais du haut de mes années indomptées. J'avais, par contre, mesuré la douleur de ceux qui restent, cette fois jusque dans mes chairs. Je lui avait promis de vivre jusqu'au bout, de ne jamais abandonner la vie de mes propres mains. J'étais jeune alors.

Bien des années plus tard, j'ai vu l’œil de la tempête. Je m'y suis mirée longuement. J'ai pleuré des larmes amères sur tout ce qui avait constitué ma vie, n'y voyant plus qu'une suite d'échecs. J'étais lourde et il me semblait que je pourrais m'enfoncer dans la terre meuble d'un cimetière pour enfin y trouver ma place. Par contre, poser un geste contre moi me semblait demander beaucoup trop d'énergie pour ce qui me restait. Je crois aussi que le fétu de la promesse faite à un homme mort, était encore la seule chose que j'étais capable de tenir.

J'ai survécu. Pas toujours facilement. J'ai pris conscience que la vie ne tient qu'à un fil et qu'on doit, quotidiennement, le relier à ce qui nous entoure pour que celui-ci tienne le coup. J'ai surtout appris que, pleurer n'est pas une tare et qu'il est préférable de vivre les émotions une à la fois plutôt que d'attendre qu'elles nous submergent jusqu'à ce que l'appel d'air devienne presque impossible à retrouver.

Et j'ai fini par admettre qu'on ne naît pas suicidaire, on le devient. À nos corps dépendants.

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