Les corps dépendants
J'ai connu ma part de
morts depuis que je chemine dans l'existence, ma part de suicides
aussi. Au départ, ce n'était pour moi qu'un mot, un peu vide de
sens, même lorsque ce dernier croisait ma route. Je me rappelle
vaguement d'une jeune fille populaire pas tout à fait au centre de
son petit univers adolescent, mais bien intégrée. Elle était vive
et colorée, drôle aussi. À mes yeux, elle avait tout. Elle
semblait se ficher comme d'une guigne des petits commentaires
blessants sur ses rondeurs jusqu'à ce jour de la Rentrée où elle
était réapparue aussi mince que possible. Elle n'a même pas
terminé l'automne parmi nous. Elle a été hospitalisée et n'est
jamais revenue. Elle s'était vidée de son essence à force de
contrôle pour atteindre une image corporelle qui ne lui
correspondait pas. Morte au bout de son corps.
Un jeune homme aussi, qui
n'a pas traversé sa première peine d'amour. Peut-être était-ce
trop d'émotions pour si peu d'expérience. J'avais été saisie par
la nouvelle mais ça m'a pris des mois avant de comprendre réellement
que je ne le croiserais plus jamais dans un remonte-pente sans qu'on
ne s'échange un mot. Sa mort m'avait semblé absurde. Cependant je
dois avouer qu'à cette époque, si j'avais été maintes fois
amoureuse, mes histoires n'avais jamais encore vraiment débordées
de mon imagination. Que savais-je alors de la douleur qui nous laisse
à la remorque de nous-mêmes?
Il y a eu aussi des
professeurs qui m'ont un jour enseigné et qui ont abrégé leurs
jours. La sœur d'une amie, homonyme anonyme. Le frère d'un autre.
Toutes ces douleurs qui se se sont échouées sur des plages aux
arêtes acérées. Je ne connaissais pas les tenants et les aboutissants
qui ont mené ces gens à mettre fin à leurs jours. Mais je ne
comprenais pas le geste. Et pas toujours la peine, non plus.
Et puis, il y a eu ce
cousin éloigné que j'admirais sans réserve. Je le trouvais
merveilleux. Visiblement, il n'avait pas la même perception de lui
lorsqu'il s'est laissé happer par les eaux tumultueuses du fleuve
quelque part dans un hiver du passé. Je ne comprenais toujours pas
le geste. Je m'en révoltais du haut de mes années indomptées.
J'avais, par contre, mesuré la douleur de ceux qui restent, cette
fois jusque dans mes chairs. Je lui avait promis de vivre jusqu'au
bout, de ne jamais abandonner la vie de mes propres mains. J'étais
jeune alors.
Bien des années plus
tard, j'ai vu l’œil de la tempête. Je m'y suis mirée longuement.
J'ai pleuré des larmes amères sur tout ce qui avait constitué ma
vie, n'y voyant plus qu'une suite d'échecs. J'étais lourde et il me
semblait que je pourrais m'enfoncer dans la terre meuble d'un
cimetière pour enfin y trouver ma place. Par contre, poser un geste
contre moi me semblait demander beaucoup trop d'énergie pour ce qui
me restait. Je crois aussi que le fétu de la promesse faite à un
homme mort, était encore la seule chose que j'étais capable de
tenir.
J'ai survécu. Pas
toujours facilement. J'ai pris conscience que la vie ne tient qu'à
un fil et qu'on doit, quotidiennement, le relier à ce qui nous
entoure pour que celui-ci tienne le coup. J'ai surtout appris que,
pleurer n'est pas une tare et qu'il est préférable de vivre les
émotions une à la fois plutôt que d'attendre qu'elles nous
submergent jusqu'à ce que l'appel d'air devienne presque impossible
à retrouver.
Et j'ai fini par admettre
qu'on ne naît pas suicidaire, on le devient. À nos corps
dépendants.
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