Quelques lambeaux de vie
On était en novembre, je
crois ou peut-être octobre. En tout cas, la journée était morne et
grise. Ou sur le point de l'être parce qu'il était encore tôt.
Comme tous les matins, à Berri, une meute de gens se pressaient dans
toutes les directions. On sentait bien que l'été était terminé
parce que les corridors d'accès à la station s'étaient remplis des
itinérants qui les hantent durant les jours froids. Ces visages que
l'on croise quotidiennement, ou presque durant 6 mois sur 12, quand
il ne fait pas trop bon traîner dans l'air vif de la ville, sans
toit sur la tête.
Près de l'entrée de la
rue Maisonneuve, sous la Place Dupuis, il y avait ce couple qui se
serrait sous une couverture avec deux chiens. Malgré la bise, ils
étaient dehors parce que, me semblait-il, les chiens ne sont pas
admis à l'intérieur, malgré le fait qu'avec les rénovations qui
prennent toute la place depuis quelques mois, on pourrait se croire
dans un immeuble désaffecté lorsqu'on y met les pieds.
Lui, il avait l'air
d'avoir la fin vingtaine, mais son visage émacié laissait
clairement voir que la vie l'avait usé à la corde. Il avait les
mains tatouées et des croûtes au visage. Ses cheveux étaient
crasseux et à l'odeur, il était évident qu'il y avait longtemps
qu'il n'avait pas eu l'occasion de se laver, à moins qu'il ne fut
tout bonnement fâché avec le concept de propreté, je ne pouvais le
deviner. Pourtant, les chiens qui apparaissaient appartenir au jeune
homme, eux avaient l'air en pleine santé, bien nourris et aussi
propres que faire se peut pour un duo qui habite les rues.
Elle, qui ne devait pas
encore avoir vingt ans, portait un anorak de bonne qualité, ses
cheveux blonds étaient longs et lustrés. La facture de son foulard
et de ses mitaines l'était tout autant. Elle avait les joues rosies
par la température ambiante. En somme, elle détonnait
considérablement dans le portrait. Je ne me rappelle plus trop ce
que j'attendais avant d'entrer dans le métro, quelqu'un sans doute,
toujours est-il que je suis restée plantée près d'eux pendant une
dizaine de minutes.
À cette proximité, il
m'était impossible de ne pas entendre ce qui se racontait à mes
côtés. En fait, je ne comprenais pas trop ce qu'il racontait dans
un étrange mélange d'anglais et de français (l'anglais étant
audiblement sa langue d'usage courante), sinon qu'il donnait
l'impression d'essayer de pousser la jeune fille hors de sa vie. Il
lui répétait quasi inlassablement « Pars, Geneviève, go
away ».
Je
les ai oubliés sitôt la porte passée. Un moment donné, je dois
murer mon cœur contre toute cette douleur humaine qui m'entoure, je
n'ai pas le choix si je veux survivre dans cette faune bigarrée qui
est la mienne.
Mais
la semaine dernière, dans les corridors de la station, j'ai reconnu
l'anorak et le foulard de la fille. Ça m'a pris un moment avant de
la resituer dans mes souvenir parce qu'elle avait vieilli de dix ans
en six mois. C'était à son tour d'avoir les yeux hagards, le visage
émacié et la peau croûtée. Ses mains étaient tordues comme
celles d'une vieille femmes de plus de quatre-vingt ans. Elle était
seule, sans le gars et sans les chiens.
Toute
seule avec sa dépendance et les lambeaux de sa vie.
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