S'ouvrir les yeux
Il avançait de cette
démarche chaloupée, propre aux gens dont le corps s'est usé à
grande vitesse. À la fois hésitant et assuré. Ses épaules étaient
larges et crevaient le t-shirt trop une taille trop petite pour lui.
Mais sa taille était si mince, qu'à cet endroit de son corps, le
t-shirt semblait surdimensionné. Je ne voulais pas réellement
l'observer, sauf que mon pas se rythmait au sien et je ne voyais pas
l'utilité de changer ma trajectoire habituelle, simplement pour ne
pas avoir l'impression de suivre ce jeune homme.
C'était une belle
journée de mai, le soleil dardait ses rayons sur les passants. Peu
habitué à de chauds rayons, le jeune homme portait un chandail à
capuchon sur sa tête, les manches pendant inélégamment autour de
son visage en le fouettant à chaque mouvement brusque, qui étaient
nombreux. En effet, il regardait par dessus son épaule droite
environ aux dix pas, pour ne trouver que moi, quelques foulée
derrière lui. Dans le bleu panique de ses yeux, je lisais un certain
soulagement qu'il n'y eut personne d'autre.
J'avais commencé par
remarquer les pantalons qu'il portait avec la taille trop basse.
Cette mode qu'affectionnent certains jeunes Noirs de porter leur
ceintures à mi-fesse m'horripile. Lorsque je suis prise derrière
l'un d'entre eux dans les escaliers roulants, je me sens toujours
forcée à regarder cette partie précise de leur anatomie, que j'en
ai envie ou non. Bon d'accord, elles sont fermes, rebondies et
certainement très jolies pour qui à envie de les voir, mais la
quidam (âgée, selon les standards de leur adolescence) que je suis
se sent toujours un peu bousculée par une telle exposition.
Il m'est vite apparu
cependant que la personne qui me précédait ne se pliait à aucune
mode dans son accoutrement. Ses frusques étaient lâches et usées à
la cordes, plus du tout ajustées à son corps, comme le t-shirt
mentionné plus haut. Il ne portait pas de ceinture, probablement
parce que c'était une dépense qu'il ne jugeait pas utile, aussi
remontait-il ses pantalons presque aussi fréquemment qu'il regardait
par dessus son épaule. Ça ajoutait au chaloupé de la démarche et
à la fragilité de l'être humain.
Arrivé en bordure d'un
parc, le jeune homme a modifié sa démarche et s'est mis à zieuter
anxieusement ses occupants. Un homme en complet, la soixantaine
avancée, l'a rejoint, ils ne se sont pas dit un mot, mais un échange
d'argent a eu lieu discrètement. Le jeune homme a fait semblant de
redresser une fois de plus son pantalon pour enfouir son nouveau
magot dans une de ses poches arrières et les deux hommes se sont
ensuite enfoncés dans une partie boisée du parc.
Ça m'a décillé le
regard. Je me suis rendue compte, par la suite, que ce jeune homme,
je le vois bien souvent, aux abords des parcs et des stations de
métro de mon quartier.
Désormais, lorsque je
croise ses yeux hagards, rendus fous par des abus de toutes sortes,
je sais ce qu'il vend. Il n'est plus pour moi un simple marginal du
quartier. Je connais une partie de son histoire, plus jamais il ne me
sera anonyme, même si j'ignore son nom.
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