samedi, mai 21, 2016

S'ouvrir les yeux

Il avançait de cette démarche chaloupée, propre aux gens dont le corps s'est usé à grande vitesse. À la fois hésitant et assuré. Ses épaules étaient larges et crevaient le t-shirt trop une taille trop petite pour lui. Mais sa taille était si mince, qu'à cet endroit de son corps, le t-shirt semblait surdimensionné. Je ne voulais pas réellement l'observer, sauf que mon pas se rythmait au sien et je ne voyais pas l'utilité de changer ma trajectoire habituelle, simplement pour ne pas avoir l'impression de suivre ce jeune homme.

C'était une belle journée de mai, le soleil dardait ses rayons sur les passants. Peu habitué à de chauds rayons, le jeune homme portait un chandail à capuchon sur sa tête, les manches pendant inélégamment autour de son visage en le fouettant à chaque mouvement brusque, qui étaient nombreux. En effet, il regardait par dessus son épaule droite environ aux dix pas, pour ne trouver que moi, quelques foulée derrière lui. Dans le bleu panique de ses yeux, je lisais un certain soulagement qu'il n'y eut personne d'autre.

J'avais commencé par remarquer les pantalons qu'il portait avec la taille trop basse. Cette mode qu'affectionnent certains jeunes Noirs de porter leur ceintures à mi-fesse m'horripile. Lorsque je suis prise derrière l'un d'entre eux dans les escaliers roulants, je me sens toujours forcée à regarder cette partie précise de leur anatomie, que j'en ai envie ou non. Bon d'accord, elles sont fermes, rebondies et certainement très jolies pour qui à envie de les voir, mais la quidam (âgée, selon les standards de leur adolescence) que je suis se sent toujours un peu bousculée par une telle exposition.

Il m'est vite apparu cependant que la personne qui me précédait ne se pliait à aucune mode dans son accoutrement. Ses frusques étaient lâches et usées à la cordes, plus du tout ajustées à son corps, comme le t-shirt mentionné plus haut. Il ne portait pas de ceinture, probablement parce que c'était une dépense qu'il ne jugeait pas utile, aussi remontait-il ses pantalons presque aussi fréquemment qu'il regardait par dessus son épaule. Ça ajoutait au chaloupé de la démarche et à la fragilité de l'être humain.

Arrivé en bordure d'un parc, le jeune homme a modifié sa démarche et s'est mis à zieuter anxieusement ses occupants. Un homme en complet, la soixantaine avancée, l'a rejoint, ils ne se sont pas dit un mot, mais un échange d'argent a eu lieu discrètement. Le jeune homme a fait semblant de redresser une fois de plus son pantalon pour enfouir son nouveau magot dans une de ses poches arrières et les deux hommes se sont ensuite enfoncés dans une partie boisée du parc.

Ça m'a décillé le regard. Je me suis rendue compte, par la suite, que ce jeune homme, je le vois bien souvent, aux abords des parcs et des stations de métro de mon quartier.

Désormais, lorsque je croise ses yeux hagards, rendus fous par des abus de toutes sortes, je sais ce qu'il vend. Il n'est plus pour moi un simple marginal du quartier. Je connais une partie de son histoire, plus jamais il ne me sera anonyme, même si j'ignore son nom.

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