Ce que j'entends des orages
Imaginez un phylactère
rempli de caractères symbolisant tous les mots du répertoire
chrétien auxquels vous pouvez penser. Ça se passait par une nuit de
juin, après deux ou trois jours de chaleur torride.
Près de chez-moi, il y a
quelques commerces qui ont récemment fermé leurs portes. Leurs
portiques servent régulièrement de refuge à plusieurs excentriques
qui vivent dans le secteur. Il y en a aussi quelques uns qui ont élus
domicile dans le parc juste en face entre la clôture et la haie qui
jouxtent l'avenue De Lorimier, il faut savoir où regarder pour
trouver leurs nids, surtout lorsqu'on regarde à partir du parc, mais
ils sont-là.
C'est ainsi que j'étais
innocemment assise dans mon salon à lire un roman à l'eau de rose
dont j'attendais la sortie depuis longtemps quand la plus s'est
abattue sur Montréal. Je savais que cela risquait de se produire
depuis quelques jours déjà, branchée que je suis sur
l'information. Je soupçonne, par ailleurs, que les excentriques,
eux, n'ont rien à cirer de ce genre de truc; ils n'ont pas
l'habitude de se promener avec du matériel électronique qui
auraient pu les aviser de ceci. Bon, on sait tous que ça arrive
après des périodes de forte chaleur, m'enfin ce sont tout de même
des données aléatoires, quelquefois on y échappe.
Pas ce soir-là. Et
contrairement aux soirs de grand froid, il n'y a pas d'alerte, pas
d'équipe itinérante pour faire le bilan de qui dort où non plus.
Ce qui fait qu'il y en a au moins trois, deux hommes, une femme, qui
se sont fait prendre par les changements d'humeur de Dame Météo.
Quand la pluie tombe drue, il me semble souvent qu'on ne peu plus
rien entendre, que ma demeure se love dans son propre cocon,
enveloppée par le bruit des gouttes qui s'agglutinent comme un coup
de points sur tous les espaces disponibles.
Il va sans dire que les
abris de fortune de mes voisins excentriques se sont dissolus à leur
contact. D'où les phylactères sonores dont le contenu se situait à
des azimuts des expressions colorées du Capitaine Haddock. Rien de
bien poétique dans les termes agrémentés par une grosse
frustration qui s'entendait (et se comprenait) très bien. Au milieu
de cette cohue auditive, j'entendais aussi des ados, trop contents
que le ciel se soit enfin crevé de son trop plein, qui riaient à
gorge déployée en jouant au ballon dans la rue. Les derniers
sachant pertinemment qu'une bonne serviette les attendaient à la
maison pour se sécher après l'orage.
Sauf que ça a créé une
autre forme de tourmente : les excentriques supposant (du moins
est-ce que j'en ai conclu sans aller mettre mon nez dans l'histoire,
mes oreilles étant déjà bien assez indiscrètes dans la situation)
que les ados se moquaient d'eux. Ils se sont donc mis à les
invectiver vertement. De mon poste d'observation auditif, je ne
pouvais faire autrement que de voir les phylactères s'amonceler au
dessus de ma tête. Et j'ai pensé que j'étais très chanceuse de
vivre dans un univers où les bulles de BD ne me tombent pas dessus
lorsqu'elles se déchaînent autour de moi. Le malentendu a été
vite réglé, sans que l'honneur de quiconque en souffre trop, je
crois.
Ce même soir, trois
Kamikazes se s'étaient fait exploser à Istambul. C'était horrible,
comme à toutes les fois que de telles horreurs sont perpétrées. Ce
n'est pas, à mes yeux, moins important que les frappes qui ont
cicatrisé l'Europe.
Mais je me suis dit que
les excentriques laisser à eux-mêmes lors des orages estivaux,
valaient au moins autant la peine d'être racontés.
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