dimanche, juillet 17, 2016

Trajectoires

C'était un de ces matins à l'aube grise. J'étais debout depuis trop longtemps et il était beaucoup trop tôt pour le commun des mortels. Les rues étaient vides, totalement désertées. Trop tard pour la plupart des fêtards pas encore couchés, mais bien avant l'heure où les bambins ne se lèvent. Pourtant, j'arpentais déjà les rues de Montréal en route vers le premier métro de la journée, pour aucune raison valable sinon que j'avais mal dormi à cause de la chaleur pesante qui lovait la ville depuis quelques jours.

Au coin des rues Amherst et Robin, deux jeunes hommes visiblement amochés étaient assis sur le bord du trottoir, les jambes bien étalées dans l'artère principale vidée de ses habituels occupants. Ils étaient beaux dans leurs approches maladroites pour se draguer. Je sentais, à distance toute l'émotion contenue dans les sourires échangés et les mains qui tâtonnaient l'espace entre elles. J'avais détourné le regard pudiquement, parce que j'avais l'impression de leur voler un moment privilégié.

Quelques pas plus loin, rattrapée par les lumières hallucinantes des néons du métro, je descendais lentement les marches bétonnée quand j'ai été dépassée par une jeune femme radioactive. Vraiment. Elle était vêtue de vert et de noir, cheveux inclus, même si une mèche blonde platine tranchait l'ensemble, évidemment volontairement. Elle portait une salopette dont les bretelles pendaient sur ses hanches et entre lesquelles on pouvait voir un panneau vert fluorescent bardé de l'insigne de la radioactivité. Elle se déplaçait à une vitesse folle, comme si elle courrait le plus vite possible pour échapper à ces éléments chimiques qui la menaçaient.

Cette vision étrange m'avait convaincue que mon insomnie passagère avait été partagée par au moins une autre personne : on ne peut pas déambuler attriqué ainsi sans s'être longuement préparé et elle n'avait absolument pas l'air d'une fille qui venait de passer la nuit debout. Mais bon, je me trompais peut-être, après tout ce n'était qu'une interprétation.

Entre elle et la guérite, il y avait, bien entendu, quelques marginaux tendant la main, mais comme la matinée était fort jeune et estivale, ils étaient beaucoup moins nombreux que durant les matins d'hiver qui ressemblent à la nuit. Mais il y avait cette femme, bizarrement allumée qui accostait tous les duos qui croisaient sa route en leur demandant ce qu'ils pensaient du bonheur et en leur offrant un poème en échange de leurs confidences.

J'avais pris la décision de sortir à la station de métro de mon enfance, pour tuer le temps, parce que je savais bien trop que si je me rendais au travail de si bonne heure, je ne pourrais faire autrement que de travailler justement. Je m'étais installée sur un banc du parc Ahuntsic pour terminer le roman qui traînait dans mon sac. J'arrivais au dernier chapitre quant un enfant d'environ six ans s'était exclamé : « maman regarde, c'est le BGG! Comme le film qu'on a vu hier! » J'avais relevé les yeux, pour voir la lumière briller dans les siens. Je lui avais tendu le livre en lui demandant : Si je te le donne, le liras-tu » Et il m'avait répondu sur un ton recueilli : « Oh oui, Madame, avec plaisir ».

Je lui avais abandonné le volume, ayant l'air d'être particulièrement généreuse, mais je savais qu'il me restait bien assez de temps pour aller chercher la fin de l'histoire dans une copie du magasin, avant le début de mon quart de travail.

C'est un vieux truc d'adulte pour partager la littérature.

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