L'aune
Ça fait quelques années
que je me dit que je devais commencer à me sentir vieille, après
tout j'ai dépassé le cap des quarante ans. Je ne sais pas si c'est
parce que je travaille dans un milieu très jeune, m'enfin, j'ai
souvent la sensation que les années me pèsent sans me vieillir.
Évidemment, que je vieilli, comme n'importe quel individu sur cette
planète. Sauf qu'hier, j'ai eu un choc, parce que je me suis aperçu
que j'aurais pu garder un des gestionnaires avec lequel je travaille
et que franchement, je n'avais pas imaginé une seule seconde que
l'écart d'âge entre lui et moi. Lorsqu'il m'a annoncé son année
de naissance, j'ai explosé de rire et rougi du même coup, parce que
pour la première fois de ma vie, j'ai frappé le mur qui me montrait
que je ne suis plus jeune.
Il porte le même prénom
qu'un enfant que j'ai gardé dans les tous premiers mois de sa vie.
Je faisais cela, adolescente, garder des bébés. J'ai un talent
certain avec les jeunes bambins. Les mamans que je croise, surtout
dans l'entourage de ma sœur depuis qu'elle-même est mère, sont
souvent étonnées de la facilité avec laquelle je porte leurs
enfançons au sommeil. J'ai tendance à faire confiance à ces
nourrissons qui me le rendent au centuple, en somnolant doucement
dans mes bras. Ma carrière d'endormeuse a, d'ailleurs, débuté il y
a longtemps.
Tout cela pour dire que
je me suis revue, dans ma prime adolescence à garder des nourrissons
et que je me suis dit qu'il aurait pu être l'autre, celui que j'ai
vraiment gardé. J'ai fait les calculs, et tout fonctionnait. Sauf
que je suis nulle en calcul. Ce qui fait que j'étais dans le champs
quand je lui ai raconté mon souvenir. Parce que celui-ci avait lieu
plus de deux ans après la naissance de celui-là. Et je sais quelle
est l'envergure de mon erreur parce que j'ai encore les journaux
intimes de mon adolescence et que j'ai daté toutes les entrées qui
s'y trouvent (je vérifie régulièrement à cette aune, les données
de ma mémoire friable).
Est-ce que me sens
vieille pour autant ? Non et re-non. Je sais pertinemment que je
suis la plus vieille personne de toute ma nouvelle équipe, et de
loin. Sauf que je me sens collectivement au diapason de tous ses
membres. Ils sont intéressants, cultivés, allumés, drôles. Et je
suis encore la ricaneuse que j'ai toujours été. Moins soupe-au-lait
que durant ma vingtaine, certainement, ce qui me permet de rire de
moi avant de rire des autres. C'est précieux.
Je constate que je n'ai
plus envie d'asseoir mon autorité. Est-ce à cause de mon âge ?
Je ne crois pas. En réalité, je suis passablement convaincue que
seuls les gestionnaires le connaissent et que le reste de l'équipe
s'imagine que je baigne dans les mêmes eaux que tous les autres.
Grand bien m'en fasse. Même si je suis tout à fait consciente qu'un
moment donné mon corps finira bien par trahir les années qu'il
accumule. Je suis encore en sursis. Je constate que je n'ai plus
besoin, d'asseoir mon
autorité, elle est-là.
J'ai
pris du temps à trouver de quelle manière exprimer mon leadership.
Il se trouve que je me sens particulièrement heureuse de le faire
sans élever la voix, ou si peu. Il s'avère que je ne réussirai
jamais à avoir l'air de faire une fleur à quelqu'un en lui refusant
un retour sans facture par exemple, je n'ai pas, et je n'aurai
jamais, ce talent-là. Mais j'en ai d'autres. Une belle
perceptibilité des humains qui m'entourent, je crois, et un certain
talent pour les raconter...
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