Cette fleur-là
Je l'avais rencontrée à
un fort mauvais moment dans sa vie. Elle frayait dangereusement avec
le pays des zombies avec beaucoup d'aplomb, je dois le dire parce
que, malgré mon œil aguerri pour déceler ce genre de chose, depuis
mon propre passage dans cette contrée glauque, je n'avais pas
identifié ce voyage quand pourtant, je la voyais y vagabonder
hebdomadairement.
J'étais aveugle à une
détresse pourtant visible, parce que je n'avais aucun ancrage auquel
me raccrocher. Je trouvais, à l'époque, que c'était une jeune
femme un peu négative et très compétitive. Pourtant, j'aimais bien
travailler avec elle, parce qu'elle avait un réel souci du service à
la clientèle et des présentations bien réalisées. Sa créativité,
parfois, me laissait bouche bée. Elle réussissait à habiller un
mur, monter une vitrine, dresser une table en y mettant de l'émotion.
Je m'étais dit que l'art, se dissimule parfois à des endroits
surprenants.
Elle s'était sortie de
sa zone d'inconfort, par des moyens que j'ignore, et j'avais vu éclore
une fleur. Lentement, comme si elle voulait attraper les rayons de
soleil un par un. J'avais constaté, un réel changement, quand après
un retour de vacances qu'elle avait passé à voyager, elle s'était
montrée soudainement volubile, pas seulement sur ledit voyage, mais
sur ses études, sa famille, ses amis, sa vie en somme.
Et puis, sa grande sœur
avait eu un enfant. Alors elle s'était intéressée aux livres pour
tout petits. Elle aimait montrer à qui voulait bien regarder en sa
compagnie, les nouvelles trouvailles qu'elle pouvait faire. Malgré
le fait que je ne me sois officiellement occupée du secteur jeunesse
que pendant un an, j'ai toujours eu, et cultivé, un faible pour les
albums jeunesse. Alors, je prenais plaisir à prendre connaissance de
ses découvertes.
Quelques trois ans plus
tard, je l'ai rejointe dans la ligue des tantines. Comme je
travaillais en étroite collaboration avec elle, et que je savais
qu'elle comprendrait ma fascination, presque abrutie, de mon propre
neveu, nous avions beaucoup échangé sur la joie que nous apportait
ce rôle. On s'extasiait souvent de concert sur des livres qui nous
semblaient tout à fait indiqués pour l'un ou l'autre des enfançons
qui nous préoccupaient. J'étais Tatie-Mathie et elle était
Tata-Lalessa. On se comprenait.
Elle était partie voguer
vers d'autres cieux professionnels, une semaine avant moi. J'avais
alors eu l'impression que c'était, en quelque sorte, une boucle qui
se complétait.
Ça fait au moins deux
ans que j'ai envie de faire son portrait, mais quelque chose dans
l'essence de son personnage m'échappait. Il m'aura fallut constater
que les portraits se dressent sur la substantielle moelle de l'être
à force de me heurter à des envies similaires avec une équipe que
je ne connais pas encore suffisamment pour en tirer des traits juste
assez grossis pour les rendre réels à mes lecteurs. En cherchant un
angle pour une autre personne, j'ai revu jaillir la fleur d'un pavé
trop usé pour sa jeune vingtaine, alors j'ai compris que je tenais
enfin ce sujet.
Parce qu'une fleur faite
assez forte pour pousser sur ce genre de terreau, on n'en croise pas
tous les jours, il faut donc, à mon sens, les célébrer.
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