L'angle du rire
J'avais passé la journée
à bouger des tables de présentation. Celles-ci sont
particulièrement lourdes, même vides. J'étais donc fourbue. C'est
ainsi que je m'étais laissée tomber dans un banc vide avec une
certaine forme de délectation. D'ordinaire, je lis ou je joue à
n'importe quoi sur mon téléphone. Je lis plus souvent. Mais il
m'arrive de ne rien faire parce que j'ai le cerveau qui baigne dans
sa propre bouillie. Après une telle journée, j'étais dans cet état
de vide mental. Alors je me suis rabattue sur l'observation des
autres passagers, au cas où je pourrais y trouver un sujet.
Je n'avais eu l'occasion
de jouer à l'observatrice muette bien longtemps puisque juste devant
moi se trouvait le journaliste que j'avais servi un peu avant Noël
et dont j'avais reconnu la voix. Il ne m'avait pas vue, de toute
manière, je serais fort surprise que mon visage lui eut rappelé
quoique ce soit. Étrangement, je m'étais demandée récemment, en
écoutant un de ses reportages si moi je le reconnaîtrais, en
supposant que non puisque mon contact avec lui était demeuré sa
voix. Faut croire que de le saluer hebdomadairement de mon salon
(sans qu'il n'en sache rien, évidemment) a imprimé son visage dans
ma mémoire, parce que dès que je l'ai vu, j'ai su que c'était lui.
Je me suis prise à
m'imaginer quelle serait sa réaction si je me levais pour lui dire :
« Bonjour monsieur B, je suis la libraire qui vous a reconnu à la
voix l'hiver dernier, là c'est votre visage que j'ai replacé ».
Et je me suis mise à rigoler toute seule au grand plaisir de
quelques quidams qui me voyaient et ne comprenaient pas pourquoi une
femme assise toute seule dans le métro avait un tel fou-rire. Lui ne
m'avait pas vue, il y avait désormais une foule entre nous. Ce qui,
au bout du compte n'avait aucune espèce d'importance, parce que je
m'amusais tellement toute seule avec mes idées saugrenues que
j'aurais eu sans doute beaucoup moins de plaisir si d'aventure il
aurait fallut que je les partage.
Lorsque de temps à
autres, les passagers s'écartaient assez pour que je risque de le
voir encore, je baissais systématiquement les yeux, histoire de me
donner une chance de rester anonyme. Évidemment, je continuais à me
raconter des chimères le concernant, rien de fleur bleue ou d'un
tant soit peu romantique, seulement une flopée d'accroches plus
absurdes les unes que les autres qui me faisaient juste rire
davantage. Quand il était sorti de sa bulle, un peu ahuri, pour
sortir précipitamment une station avant moi, j'avais rentré ma tête
dans mes épaules et tourné celle-ci dans l'autre direction, comme
s'il y avait une chance qu'il m’aperçoive, et surtout qu'il me
reconnaisse suffisamment pour comprendre ce qui me faisait rire à ce
point.
Bref, la conclusion à
laquelle mes fabulations étaient arrivées, c'était que je peux
bien me dénoncer dans le cadre du travail, ce sera perçu comme un
compliment, mais qu'il y un pas qu'il vaut mieux ne pas franchir si
on ne veut pas passer pour une jeune femme énamourée. Et que je ne
crois pas qu'un journaliste radio, un peu timide ait le même genre
d'accueil à ce sujet qu'une vedette pop, par exemple.
Décidément, quand on
prend le parti de prendre la vie du bon côté, on peu passer un bon
moment à peu près dans n'importe quelle circonstance, même quand
on est vanné.
Peut-être surtout dans
ce cas, en fait.
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