Sortir des oeillères
Ça faisait bien
longtemps que je ne l'avais pas vu. Assez en tout cas pour que
l'image de l'homme qui se dressait devant moi semble tanguer quelques
temps, dans une foule de souvenirs assez flous et que je n'arrivais
pas à arrêter pour en tirer quelque netteté. Je lisais dans ses
yeux la même confusion perplexe qui s'était épanouie en sourire franc
quand l'hôte du moment avait annoncé mon nom. C'est dans le sourire
que j'ai reconnu le jeune homme que j'avais un peu connu, quelques
vingt ans plus tôt et que je n'avais pas recroisé depuis au moins
une dizaine d'années.
Je savais qu'il en avait
vu de toutes les couleurs depuis notre dernière rencontre. Déjà
que celle-ci me laissait une impression d'étrangeté et je n'étais
pas certaine qu'elle soit tout à fait fiable étant donné que sa
maladie s'était déclarer quelques mois plus tard. Me connaissant,
je me doutais bien que mes souvenances s'étaient probablement mêlés
de récits postérieurs et que j'avais tout mélangé, sans le savoir
ni vraiment le vouloir, pour modeler mes souvenirs de la soirée en
question.
Je n'avais nullement
l'intention d'aborder ce sujet de front, surtout qu'il y avait là un
paquet de gens que je ne connaissais que peu et j'imaginais bien que
c'était la même chose pour lui. Je me voyais donc mal aborder la
maladie mentale devant des presque inconnus, surtout qu'il ne
s'agissait pas de la mienne. Mais il l'avait fait, de lui même. Il
avait répondu très honnêtement à la question générale que je
lui avait posée. Je n'en étais pas si surprise parce que c'était,
somme toute, son quotidien. La schizophrénie ayant plutôt
l'habitude d'être tenace et omniprésente.
Sincèrement, il avait
l'air bien, même si selon ses propres dires, il avait passé quelque
chose comme dix ans avec une vie entre parenthèse, incapable de
s'occuper comme la plupart des gens, incapable de travailler
normalement. Mais il était fier de lui, et à raison, parce qu'il
avait réussi à conserver le même appartement depuis de nombreuses
années. Il m'avait glissé, l'air de rien, qu'il avait, un temps au
moins, vécu l'itinérance et qu'il était bien content d'en être
sorti. Son regard sombre s'était alors vissé au mien et il m'avait
demander de lui promettre de ne jamais mettre l'obole dans les mains
que l'on tendait forcément devant moi, vu l'endroit ou je réside.
Je lui avais répondu que je ne le faisais pas de toute manière. Il
m'avait alors répondu : «Bien, bien, alors continue »
sur le ton d'un professeur faisant comprendre à un élève que le
chemin de la réussite serait tout près, si ce dernier se donnait la
peine de persévérer.
De tout ce qu'il m'avait
dit ce soir-là, une seule chose m'avait réellement laissée sans
voix. Il était convaincu que sa maladie était beaucoup moins pire
que la mienne parce que moi, je n'avais pas pu l'apprivoiser pendant
des années. Elle était arrivée comme un bulldozer et était
repartie sans tambour ni trompette me laissant seule avec des
lambeaux de moi tandis que la sienne serait toujours-là et qu'il
aurait continuellement la possibilité de s'obstiner avec.
Question de point de vue,
je présume. Une chose est certaine, ça m'aura permis de lever un
coin de voile sur une réalité que je ne connais, ne comprends ni ne
mesure vraiment.
La vie, en somme, a
encore beaucoup à m'apprendre, pourvu que je me sertisse pas
d’œillères ni de trop de préjugés.
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