Les danseurs du métro
Dans un monde où le
transport en commun n'a de commun que la densité de la population
qui s'y agglomère chaque jour, la plupart des usagers s'y croisent
sans faire attention les uns aux autres, le nez plongé dans un livre
ou un appareil électronique, les oreilles occupées par des
écouteurs ou un téléphone.
Il y aura toujours, bien
entendu, quelques hurluberlus de mon acabit qui se fondent dans la
masse, l'air aussi préoccupé par leur propre personne que faire se
peut, mais qui en réalité portent leurs sens vers ce qui s'agite
autour, au cas où il s'y passerait quelque chose. Évidemment, il y
a aussi ceux qui passent d'un wagon à l'autre en tendant la main
pour ramasser quelques sous. À mon avis, la plus grande qualité de
ceux-là est de sortir les gens d'une espèce de transe apathique,
même si je n'aime pas beaucoup devoir dire non en souriant à leurs
demandes à toutes les fois qu'elles se présentent à moi.
Dans ces masses mouvantes
il existe une forme d'irritation largement partagée, celle qui se
produit quand un membre du groupe décide de faire partager à
l'ensemble ses découvertes musicales. La plupart du temps, ce sont
des jeunes qui écoutent une musique clinquante sur un téléphone
que le haut parleur, poussé à son extrême limite rend grinçante
et profondément désagréable.
Mais quelquefois, les
observateurs du genre humain peuvent, assister à une certaine forme
de magie. Quand, par exemple, un vieil homme, assis tout seul sur un
banc au bout d'une station pratiquement vide, installe un vieux radio
à batterie, tout droit tiré d'un film des années 1980 devant lui
et décide de faire jouer une pièce interprétée par Frank Sinatra,
comme pour envelopper le reste des usagers. Bizarrement, les tête se
lèvent, regardent un peu dans toutes les directions pour comprendre
d'où provient le son. Les quidams se regardent alors, tous autant
qu'ils soient, un petit sourire aux lèvres.
Et puis quand la pièce
glisse vers la prochaine pour devenir La valse à quatre temps
de Brel, un couple, du même côté de la rame que le vieux monsieur,
s'élance sur la piste longue, comme des oiseaux prêts à prendre
leur envol. Ils sont élégants dans leurs mouvements, visiblement
aguerris dans la pratique de cette danse, le dos bien droit, les pas
assurés qui glissent sur les dalles usées de la station comme s'ils
évoluaient au milieu d'une salle de balle, romantiquement éclairée.
Quand la musique
s'achève, juste avant que le prochain train n'entre en gare, les
applaudissements sont nombreux et nourris. Les danseurs se sont
arrêtés devant l'animateur musical pour lui faire une révérence
et celui-ci leur offre un magnifique sourire édenté.
Pendant ce temps, le
public involontaire de cette démonstration est bien conscient
d'avoir eu droit à un nouveau parfum de communauté.
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