Un brin de liberté
Sur le quai de la gare,
il y avait ce couple, début vingtaine. Je les avais remarqués parce
que le jeune homme n'arrêtait pas de parler dans une langue qui
m'était totalement étrangère si ce n'était que je lui trouvais
quelque chose de slave, sans pour autant pouvoir ni l'identifier ni
la comprendre. À une heure où les passagers sont aussi peu nombreux
que les trains, je ne pouvais m'empêcher d'entendre tout ce qui se
disait et comme je n'avais aucune clé pour en saisir le sens, le
long monologue me faisait un peu l'effet d'une berceuse.
Si ce discours n'avait
aucun sens pour moi, je voyais bien pourtant, que les propos assénés
étaient chargés de sens, parce que le ton était tout sauf
monocorde. La jeune femme, pour sa part, tenait sa bouche fermée
d'une bien étrange manière parce qu'en réalité, cela me donnait
un peu l'impression de quelqu'un qui a une balle de ping-pong dans la
bouche et ne doit pas ouvrir cette dernière au risque de faire
tomber ladite balle. Comme si les lèvres étaient bien serrées,
mais les dents ouvertes à l'intérieur. Drôle d'effet qui donnait
un air maussade à la jeune personne.
Si elle n'intervenait
pas, la jeune femme, pourtant, donnait toute son attention à son
interlocuteur. Ils s'étaient assis face à moi dans le wagon presque
vide qui nous avais cueillis à un certain moment. Alors même sans
le vouloir, je ne pouvais faire autrement que de suivre le
déroulement de la scène. Ils étaient du côté des quais, moi de
l'autre. À toutes les fois où le train entrait dans un tunnel, le
jeune homme s'animait de plus en plus, je le sentait fébrile et
pendant un bon moment, j'avais l'impression que la jeune femme était
froide, presque frigide.
Évidemment, je me
trompais. Ils étaient sortis au bout de quelques stations et par un
drôle de hasard, le train avait pris plus de temps qu'à l'ordinaire
avant de reprendre sa route. J'avais alors pu voir la jeune fille
tomber dans les bras du jeune homme, une fois sur le quai de leur
destination, comme si elle venait d'être rescapée d'une noyade. Son
corps devenant tout flasque, les jambes molles, c'était visible de
mon observatoire.
Lui la regardait, l’œil
fier et joyeux, socle immobile et fiable, le temps qu'elle reprenne
le contrôle de se sens. Elle avait levé le regard sur lui, un
regard mouillé, ému et victorieux. Elle avait alors craché un bout
de chiffon et s'était exclamée, toujours dans cette langue que je
ne peux interpréter avec une vivacité et une joie telles que le
discours m'était soudainement devenu limpide : elle avait
réussit.
J'avais été remuée de
l'intérieur, parce que si j'ignorais d'où elle venait ni contre
quoi elle se battait, mais elle me rappelait la Mathilde qui s'était
accoudée sur le garde-fou de la Terrasse Dufferin afin de combattre
le vertige jusqu'à en avoir le tournis. Un petit geste pour la
plupart des gens, mais qui pour moi résonnait comme un air de
liberté.
J'étais heureuse d'avoir
été témoin de cet événement, ne serait-ce que pour me rappeler
que chaque degré de liberté est une pierre d'assise dans la
construction de soi.
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