Le piano d'Émilie
D'aussi loin que
remontaient mes souvenirs, la pièce avait toujours eu un air suranné
baignant dans un désordre infini. Enfant, j'aimais y passer des
heures à en explorer les moindres recoins, en quête de quelques
trésors oubliés-là par d'anciens occupants de la maison. En
réalité, ma quête devait souvent passer à côté des vraies
richesses qui s'y étaient trouvées, parce que je ne savais pas les
reconnaître mais surtout que je ne voyais absolument pas en quoi une
vieille peinture craquelée aurait pu être intéressante, par
exemple.
La pièce avait autrefois
été la chambre de la sœur de Grand-Mère. Elle avait été
soigneusement fermée quand celle-ci avait quitté parents et amis
pour aller rejoindre le fiancé qu'elle devait épouser quelque part
dans l'Ouest canadien. Cependant, elle n'y était jamais parvenue,
victime d'un bête accident de la route qui avait singulièrement
rétréci son existence. Je crois que Grand-Mère n'avait jamais
trouvé le courage de vider la pièce, qui était devenue avec le
temps un genre de débarras pour toutes les pièces de mobilier
devenus désuètes à un moment où un autre de leur existence.
Mais pour une petite
fille, c'était la caverne d’Ali Baba. Personnellement, j'aimais
beaucoup ouvrir les tiroirs des commodes pour trouver des bouts de
rubans colorés déteints par le temps, ou une boucle d'oreille
unique, abandonnée-là sans doute parce que justement elle n'avait
plus sa pareille. J'aimais beaucoup me glisser sous les draps qui
recouvraient les meubles avec une ou deux poupées pour me faire un
château extraordinaire ce qui me permettait de meubler sans peine
les heures que je passais seule avec Grand-Mère, qui à ses propres
dires, n'avait plus l'énergie de jouer avec des enfants après en
avoir élevé assez pour presque peupler une paroisse.
Si tous les petits
enfants avaient droit d'utiliser la pièce comme salle de jeux, il y
avait un gros truc sous une bâche cadenassée qu'il était interdit
de toucher. Il s'agissait d'un vieux piano droit, dont certaines
touches abîmées avaient perdu leur ivoire. Je le sais parce qu'une
fois de temps à autres Grand-Mère se laissait aller à la nostalgie
et faisait ouvrir le piano. Alors elle s'asseyait des heures sur le
banc aux pattes inégales et jouait sans cesse les mêmes airs
pendant que des larmes coulaient sur ses joues comme des petites
rivières.
C'était le piano
d'Émilie. Un gros objet, plein de tendresse et de peine sur une
histoire qu'on ne connaissait que par l'instrument. Grand-Mère
n'aimait pas parler de sa petite sœur, ça la rendait trop triste
qu'elle disait. Mes ses enfants, après sa mort nous en ont tout de
même partagé quelques fragments, ceux qu'ils avaient, je présume.
À la mort de Grand-Mère,
le piano d'Émilie était resté tout seul dans le fond de sa pièce
sans personne pour le réclamer. Il avait fini par atterrir dans une
quelconque œuvre de charité, son histoire oubliée.
J'ai donc eu un choc
assez monumental quand j'ai trouvé l'objet solidement ancré au coin
d'une rue de Montréal, faisant partie de la flotte des pianos
publiques. Et je me suis dit que si aujourd'hui plus personne qui
pose ses doigts dessus ne connaît son origine, au moins il continue
à laisser exprimer des émotions nécessaires et je me plaît à
croire qu'il nous partage un peu de l'âme d'Émilie.
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