jeudi, novembre 16, 2017

Le piano d'Émilie

D'aussi loin que remontaient mes souvenirs, la pièce avait toujours eu un air suranné baignant dans un désordre infini. Enfant, j'aimais y passer des heures à en explorer les moindres recoins, en quête de quelques trésors oubliés-là par d'anciens occupants de la maison. En réalité, ma quête devait souvent passer à côté des vraies richesses qui s'y étaient trouvées, parce que je ne savais pas les reconnaître mais surtout que je ne voyais absolument pas en quoi une vieille peinture craquelée aurait pu être intéressante, par exemple.

La pièce avait autrefois été la chambre de la sœur de Grand-Mère. Elle avait été soigneusement fermée quand celle-ci avait quitté parents et amis pour aller rejoindre le fiancé qu'elle devait épouser quelque part dans l'Ouest canadien. Cependant, elle n'y était jamais parvenue, victime d'un bête accident de la route qui avait singulièrement rétréci son existence. Je crois que Grand-Mère n'avait jamais trouvé le courage de vider la pièce, qui était devenue avec le temps un genre de débarras pour toutes les pièces de mobilier devenus désuètes à un moment où un autre de leur existence.

Mais pour une petite fille, c'était la caverne d’Ali Baba. Personnellement, j'aimais beaucoup ouvrir les tiroirs des commodes pour trouver des bouts de rubans colorés déteints par le temps, ou une boucle d'oreille unique, abandonnée-là sans doute parce que justement elle n'avait plus sa pareille. J'aimais beaucoup me glisser sous les draps qui recouvraient les meubles avec une ou deux poupées pour me faire un château extraordinaire ce qui me permettait de meubler sans peine les heures que je passais seule avec Grand-Mère, qui à ses propres dires, n'avait plus l'énergie de jouer avec des enfants après en avoir élevé assez pour presque peupler une paroisse.

Si tous les petits enfants avaient droit d'utiliser la pièce comme salle de jeux, il y avait un gros truc sous une bâche cadenassée qu'il était interdit de toucher. Il s'agissait d'un vieux piano droit, dont certaines touches abîmées avaient perdu leur ivoire. Je le sais parce qu'une fois de temps à autres Grand-Mère se laissait aller à la nostalgie et faisait ouvrir le piano. Alors elle s'asseyait des heures sur le banc aux pattes inégales et jouait sans cesse les mêmes airs pendant que des larmes coulaient sur ses joues comme des petites rivières.

C'était le piano d'Émilie. Un gros objet, plein de tendresse et de peine sur une histoire qu'on ne connaissait que par l'instrument. Grand-Mère n'aimait pas parler de sa petite sœur, ça la rendait trop triste qu'elle disait. Mes ses enfants, après sa mort nous en ont tout de même partagé quelques fragments, ceux qu'ils avaient, je présume.

À la mort de Grand-Mère, le piano d'Émilie était resté tout seul dans le fond de sa pièce sans personne pour le réclamer. Il avait fini par atterrir dans une quelconque œuvre de charité, son histoire oubliée.

J'ai donc eu un choc assez monumental quand j'ai trouvé l'objet solidement ancré au coin d'une rue de Montréal, faisant partie de la flotte des pianos publiques. Et je me suis dit que si aujourd'hui plus personne qui pose ses doigts dessus ne connaît son origine, au moins il continue à laisser exprimer des émotions nécessaires et je me plaît à croire qu'il nous partage un peu de l'âme d'Émilie.

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