Altesse
C'était l'année où
j'ai commencé à travailler chez Renaud-Bray, il me semble. J'avais
remarqué cette magnifique jeune femme très rousse et très
enceinte. Elle portait un magnifique manteau bleu poudre d'une
faction impeccable. Celui-ci était agrémenté de jolies broderies
d'un blanc neigeux tandis que'une fourrure aussi immaculée ornait la
chute des manche et le collet du vêtement. Ce qui était frappant
avec ce personnage, c'était son port de tête tout à fait altier,
du moins correspondait exactement à l'idée que je m'en faisais. Il
se dégageait de sa personne une élégance certaine et un petit
je-ne-sais-quoi qui la rendait remarquable. Dans ma tête, je
l'appelais « l'Altesse Russe ».
Elle ne parlait ni
français ni anglais et par conséquent, elle faisait son magasinage
de Noël par gestes. À l'époque, elle achetait des tonnes de jouets
et des bibelots. Je me rappelle de l'avoir servie à la caisse à un
certain moment et elle avait tout payé en argent comptant, une
facture de plusieurs centaines de dollars, ce qui ne faisait que
confirmer le surnom que je lui avait octroyé.
C'est un souvenir qui
date et qui serait sans doute resté enfoui quelque part au fond de
ma mémoire si je ne l'avais pas vue surgir devant moi il y a
quelques jours. Elle a toujours le même port de tête, et le même
manteau magnifique. Il a l'air aujourd'hui aussi neuf qu'en ces jours
lointains de mes souvenirs. Étrangement, elle a encore l'air très
jeune, même si, évidemment elle a vieilli. Lors de notre dernière
rencontre, elle était accompagné de trois enfants, dont la plus
vieille était sa copie conforme et devait avoir une douzaine
d'années.
Je ne pense pas qu'elle
se souvienne de moi, de toute manière cela n'a aucune espèce
d'importance. Elle venait faire un pré-magasinage, de livres cette
fois. Elle parle tout à fait correctement le français, même si
celui chante sous l'accent slave qui est difficile à manquer.
Pendant la visite, les enfants, eux, discutaient avec beaucoup
d'emphase, dans un québécois que l'on pourrait qualifier de
pure-laine. C'était eux qui me demandaient des suggestions, des
nouveaux livres qu'ils ne connaissaient pas encore, leurs yeux
brillaient de plaisir quand je trouvais un petit nouveau quelque
chose dont ils ignoraient jusqu'à cette minutes l'existence.
La maman, pendant ce
temps, prenait des notes dans un calepin avec sa jolie plume fontaine
simple, mais visiblement de très bonne qualité. Quand les enfants,
sous le coup de l'excitation, se mettaient à s'épivarder un peu
trop, elle leur lançait un regard sévère, mais affectueux et
ceux-ci reprenaient le rang sans autre forme de procès
Et puis, un peu avant
leur départ, la dame m'avait demandé si je n'avais pas sous la
manche un roman pour elle, pour son propre plaisir de lire. Comme je
le fais toujours, je lui avait demandé ce qu'elle aimait lire afin
de bien cerner ses besoin. Elle m'avait alors répondu en souriant :
« J'ai l'âme à Tolstoï madame. Est-ce que ça ne paraît
pas? »
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