Des fois, j'ai peur un peu des fois
Ce n'est pas tant que je
veuille m'acharner sur toi, mais dans le pays d'hiver que nous
partageons, il me semble que je te vois davantage durant les périodes
de froidure. Probablement que c'est lié au fait que pour te
réchauffer tu t'aventures plus régulièrement parmi les masses,
dans ces endroits ou grouillent les quidams qui se pressent vers
diverses destinations.
Mon problème, tu vois
c'est que tu as le chic de me faire un peu peur. Alors, forcément,
dans de telles situations, j'ai tendance à être un peu plus sèche
que je ne voudrais. Quand je te croise sur le coin d'une rue à 6h30
le matin, que le soleil n'a pas encore daigné montrer le bout de son
nez, que les rues sont passablement désertes et que je suis une
femme seule et toi un grand bonhomme qui me crie : « Madame,
madame! » C'est plate, mais il y a des bonnes chances que je
joue à celle qui n'a pas entendu.
Idem si on se croise
autour de 21h30 sous un lampadaire brinquebalant et pas tout à fait
fonctionnel. Non, je ne m'arrêterai pas. Parce que je sais que tu me
demanderas de l'argent, un café ou je ne sais quoi d'autre et que je
ne peux pas te donner tout ce que tu me demandes, plusieurs fois par
jour, je finirais par ne plus pouvoir payer mon loyer. De toute
manière, j'ai promis à quelqu'un qui a déjà vécu comme toi de
donner beaucoup aux organismes et le moins possible aux mains qui se
tendent en attendant la prochaine dose.
Je t'ignorerai tout
autant si tu me cries après parce que j'ai baissé les yeux en te
voyant allumer une cigarette dans un endroit interdit. Ce n'aurais
peut-être pas été mon premier réflexe, d'ordinaire, je te regarde
dans les yeux et je te salue, mais si tu te fâches la fois ou je ne
le fais pas du premier coup parce que ta boucane me pique les yeux,
il est probable que je change mon itinéraire dans les semaines qui
suivent juste pour éviter de te croiser parce que tu es
incroyablement fidèle à tes points d'ancrage.
Et si tu t'approches
discrètement de moi sur une rame désertée, assez en tout cas pour
que je puisses sentir ton souffle sur mon visage quand tu me demandes
poliment si j'ai de l'argent à donner, il se peut que je me fige
totalement et complètement avant de reculer de plusieurs pas. Il se
peut aussi que tu interprètes mon recul comme du mépris ou quelque
chose dans le même genre. Ce n'en est pas, c'est beaucoup plus
platement de la peur.
Peur d'un certain
inconnu, en partie, mais aussi peur de la perte de mon espace vital
que tu as si bien piétiné.
J'aimerais vraiment ça
ne pas avoir peur de toi, mais je me rends bien compte que suis
incapable de m'en empêcher.
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