dimanche, janvier 21, 2018

Je suis damnée

Des fois, j'aimerais ça avoir des outils face à la maladie mentale. Pas la mienne, celle-là, ça va. Elle existe certes, sauf que je sais quoi faire pour ne pas qu'elle prenne toute la place dans ma vie. Je voulais dire, celle que je peux sentir chez d'autres sans savoir exactement de quoi elle retourne.

Il y a quelques temps, un jeune homme est entré dans le magasin. Vêtu d'une culotte d'habit de neige et d'une veste en polar. Il portait des bottes calfeutrées par des sacs d'épicerie. Ses cheveux était gras et il sentait très fortement l'urine. Il s'est installé au poste d'écoute et a entrepris d'écouter un cd. Je crois qu'il réécoutait continuellement la même trame en fixant l'appareil d'un œil hagard. Il est resté près de deux heures à écouter le même disque en soliloquant dans son coin. Quelques fois, il a éclaté d'un rire épeurant et jetant autour de lui des regards fous comme toutes les personnes présentes étaient censées avoir compris ce qui le faisait rire.

Il n'était pas tant dérangeant, sauf par l'odeur et l'espace qu'il prenait dans un passage très utilisé par le personnel du magasin. Les employés m'en ont tous parlé, ils trouvaient que ça faisait longtemps qu'il était-là et ils étaient de plus en plus mal à l'aise à toutes les fois où ils devaient le tasser pour pouvoir passer. J'ai fini par aller le voir pour lui demander de terminer son écoute rapidement. Comme il avait des écouteurs sur les oreilles, il ne m'a pas entendue quand je l'ai interpellé la première fois. J'ai donc levé le ton en disant : « Monsieur? Il faudrait que vous cédiez le lecteur aux prochains clients qui désirent écouter un disque ». Il m'a fait oui de la tête et presque immédiatement, il a décaché une de ses oreilles pour me dire : « Tu aurais pu me parler sur un ton plus adéquat, être plus respectueuse en t'adressant à moi ». Je n'ai pas répondu en songeant que de discuter avec lui de respect serait une tâche ardue et je suis retournée à mes affaires tout en l'observant de loin.

Quand, cinq minutes plus tard il était toujours planté au même endroit je suis retournée lui parler en faisant très attention au ton que j'employais. Aussitôt, il s'est mis à me singer en me disant que cette fois-ci j'étais trop mielleuse et que je lui parlait comme à un demeuré. Je lui ai répondu que j'étais désolée mais que je ne savais pas comment m'adresser à lui puisque si je lui parlais normalement, il me trouvait bête et que si j'essayais d'être plus douce, il trouvait que je l'infantilisais.

Il a agité les bras au-dessus de sa tête en faisant de grands mouvements circulaires en disant : « T'es comme tous les Québécois, tu ne comprends rien ». J'ai répondu : «  Ça tombe bien, je suis fière d'être québécoise ». Il s'est arrêté, a baissé les bras comme des couperets avant de dire : Dans ce cas, je te damne pour l'éternité ».

Sur ce, il est sorti, la tête haute, comme s'il venait de remporter une implacable victoire pendant que les employés laissaient aller leur fou-rire en me répétant que j'étais damnée.

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