Je suis damnée
Des fois, j'aimerais ça
avoir des outils face à la maladie mentale. Pas la mienne, celle-là,
ça va. Elle existe certes, sauf que je sais quoi faire pour ne pas
qu'elle prenne toute la place dans ma vie. Je voulais dire, celle que
je peux sentir chez d'autres sans savoir exactement de quoi elle
retourne.
Il y a quelques temps,
un jeune homme est entré dans le magasin. Vêtu d'une culotte
d'habit de neige et d'une veste en polar. Il portait des bottes
calfeutrées par des sacs d'épicerie. Ses cheveux était gras et il
sentait très fortement l'urine. Il s'est installé au poste d'écoute
et a entrepris d'écouter un cd. Je crois qu'il réécoutait
continuellement la même trame en fixant l'appareil d'un œil hagard.
Il est resté près de deux heures à écouter le même disque en
soliloquant dans son coin. Quelques fois, il a éclaté d'un rire
épeurant et jetant autour de lui des regards fous comme toutes les
personnes présentes étaient censées avoir compris ce qui le
faisait rire.
Il n'était pas tant
dérangeant, sauf par l'odeur et l'espace qu'il prenait dans un
passage très utilisé par le personnel du magasin. Les employés
m'en ont tous parlé, ils trouvaient que ça faisait longtemps qu'il
était-là et ils étaient de plus en plus mal à l'aise à toutes
les fois où ils devaient le tasser pour pouvoir passer. J'ai fini
par aller le voir pour lui demander de terminer son écoute
rapidement. Comme il avait des écouteurs sur les oreilles, il ne m'a
pas entendue quand je l'ai interpellé la première fois. J'ai donc
levé le ton en disant : « Monsieur? Il faudrait que vous
cédiez le lecteur aux prochains clients qui désirent écouter un
disque ». Il m'a fait oui de la tête et presque immédiatement,
il a décaché une de ses oreilles pour me dire : « Tu
aurais pu me parler sur un ton plus adéquat, être plus respectueuse
en t'adressant à moi ». Je n'ai pas répondu en songeant que
de discuter avec lui de respect serait une tâche ardue et je suis
retournée à mes affaires tout en l'observant de loin.
Quand, cinq minutes plus
tard il était toujours planté au même endroit je suis retournée
lui parler en faisant très attention au ton que j'employais.
Aussitôt, il s'est mis à me singer en me disant que cette fois-ci
j'étais trop mielleuse et que je lui parlait comme à un demeuré.
Je lui ai répondu que j'étais désolée mais que je ne savais pas
comment m'adresser à lui puisque si je lui parlais normalement, il
me trouvait bête et que si j'essayais d'être plus douce, il
trouvait que je l'infantilisais.
Il a agité les bras
au-dessus de sa tête en faisant de grands mouvements circulaires en
disant : « T'es comme tous les Québécois, tu ne
comprends rien ». J'ai répondu : « Ça tombe bien,
je suis fière d'être québécoise ». Il s'est arrêté, a
baissé les bras comme des couperets avant de dire : Dans ce
cas, je te damne pour l'éternité ».
Sur ce, il est sorti, la
tête haute, comme s'il venait de remporter une implacable victoire
pendant que les employés laissaient aller leur fou-rire en me
répétant que j'étais damnée.
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