Cimetière de l'été précédent
Le printemps me manque.
L'espèce de bouillie grise qui enveloppe Montréal depuis plusieurs
jours n'est pas ce que j'appelle le printemps. C'est sans doute
pour cette raison que j'ai entrepris, par un matin pas tout à fait
brumeux, de marcher jusqu'au métro Berri. Comme si je croyais que
cette bravade pouvait porter un coup terrible à la température
automnale et ainsi faire jaillir le printemps.
Ça faisait un bail que
je n'avais pas pris cette marche que je connais tellement par cœur
que d'ordinaire je ne remarque que très peu le paysage, sauf si, à
l'occasion je tombe sur un lever ou un coucher de soleil passablement
extraordinaire. Les gens, eux, je les vois tout le temps, mais le
décor, il m'arrive souvent de ne pas vraiment en tenir compte.
Bien entendu, l'air
ambiant était, disons, frisquet. Je n'avais d'autre choix que de
marcher d'un bon pas afin de me tenir au chaud. Et même s'il n'y
avait pas vraiment de brouillard, la grisaille de ce matin précis,
drapait les contours des édifices et et des véhicules d'un genre de
halo qui rendait tout un peu flou. Ça me rappelait l'image qu'on a
enfant d'un cimetière duquel les fantômes pourraient se lever à
tout moment, si tant est qu'on avait le courage de le regarder assez
longtemps ou encore de le traverser à la nuit tombée.
C'est dans cet état
d'esprit que je me suis rendue compte que j'arpentais effectivement
un cimetière. Partout autour de moi, les ancrages et autres poteaux
portaient les cadavres des vélos de l'été précédent. Les uns
étaient désarticulés, les autres démembrés. D'autres encore
simplement affaissés sur des roues crevées. Beaucoup de roues
solitaires, tristement attachées à un cadenas désormais inutiles.
À leur base, souvent, un cerne de rouille quand la chaîne faisait
encore partie de la carcasse éventée.
Sans trop m'en
apercevoir, je me suis mise à les dénombrer, et à tenter de
m'imaginer l'histoire de ces bicyclettes laissées pour mortes sur
les pavés, ensevelies par les chutes de neige durant l'hiver rigoureux
que nous venons de traverser pour se rappeler à nos bons souvenirs
seulement maintenant que les trottoirs et les rues sont vraiment
dégagées.
J'ai abandonné mes
projets rendue à 30, surtout que je n'avais pas encore fait la
moitié du chemin. J'ai d'ailleurs pu constater que la population de
vélos morts augmentait dramatiquement aux abord de la station de
métro, comme si tous leurs anciens propriétaires s'étaient
collectivement découragés devant les avanies subies par leurs
précieux destriers en s'engouffrant dans les tunnels des métro,
comme pour oublier.
Je sais à quel point il
est désagréable de trouver un bout de vélo plutôt qu'un vélo
entier là où on l'avait laissé, mais il me semble que la base de
la civilité c'est d'en détacher les restants et de les mettre au
chemin pour les prochaines vidanges. Parce que même si ces cadavres
ne puent pas la putréfaction, ils contribuent largement à la
pollution visuelle.
Et ça, à mon sens, ça
rend le printemps encore plus triste qu'il ne l'est déjà.
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