jeudi, novembre 22, 2018

Changement de garde

Il fait froid, très froid et pourtant l'automne n'est pas encore terminé. Mais quel automne? Il me semble que cette saison n'a pas existé cette année, nous sommes passés sans transition de l'été caniculaire à un hiver précoce. Comme a chaque transition saisonnière, j'ai pu observer des changements dans les habitudes des teneurs de portes des différentes stations de métro comme si tout le monde se préparait à reprendre ses quartiers hivernaux. Ainsi qu'une certaine passation de connaissance. J'ai vu un habitué expliquer les rouages du métiers à un tout jeune homme, qui visiblement débutait sa carrière de teneur de porte. Je ne savais plus si je devais être triste, choquée ou soulagée de constater cette forme d'entraide, même si c'est pour arriver à payer une dépendance qui n'est pas jojo.

Parallèlement, a plupart des marginaux qui vivent dehors ont réintégré les corridors du métro. Je ne les en blâme absolument pas, au contraire, c'est un moyen accessible de se tenir au chaud et en vie, selon toute probabilité. Ceci étant établi, ça signifie aussi que la quête recommence dans les wagons. Après la trêve estivale, les usages du transports en commun doivent se préparer à se faire quasi harceler durant leurs trajets, le plus souvent par des hommes pas très polis et très insistants. Si je n'aime pas tant me faire solliciter de manière pressante, je suis parfois presque soulagée de les revoir, année après année, parce que si je ne les connais pas vraiment, les savoir en vie apaise ma conscience.

Le retour de la bise signifie aussi le retour d'Éric dans les wagons de métro. Sur toutes les lignes à toutes les heures, m'enfin dès que que le soleil est descendu derrière la ligne d'horizon sans quoi son discours perdrait de la portée. J'ai déjà parlé de lui dans ces pages parce que je l'avais croisé deux fois dans un intervalle très court. Il raconte toujours la même chose, sur le même ton. Les refuges sont pleins, il n'a pas pu trouver de place, c'est l'hiver et il veut se laver et dormir dans un lit chaud quelque part où on l'acceptera pour une somme très modique.

Je ne sais pas ce qu'il fait avec l'argent qu'il récolte, je serais très surprise qu'il l'utilise vraiment pour se loger et se laver à tous les coups. C'est une manière comme une autre de quémander. Et comme je le vois souvent, je sais qu'il ramasse beaucoup plus que la somme dont il a censément besoin. Lui ne me reconnaît certainement pas, mais moi, ça fait un moment que j'ai imprimé son visage dans le fond de mes rétines. Je sais qui il est avant qu'il ne parle et j'ai généralement une bonne idée du moment ou il débutera son laïus. Il s'arrange toujours pour quitter les wagons lorsqu'il peut facilement changer de ligne

Évidemment, avec le froid de canard qu'il faisait hier soir, il arpentait les wagons. Mais je ne l'ai pas cru davantage cette fois que les fois précédentes. De toute manière, ça fait longtemps que j'ai décidé que je ne donnais pas dans ces circonstances et le fait que je ne demeure plus dans le centre-ville n'y change rien.

C'est pourquoi j'ai eu un petit pincement au cœur quand j'ai allumé la radio au sortir des tunnels pour entendre un responsable de refuge pour hommes annoncer que tout était plein pour la soirée, parce que la froidure était tombée tellement tôt cette année que ces derniers n'avaient pas encore eu le loisir d'organiser les rallonges nécessaires aux grands froids.

Je ne crois plus Éric depuis longtemps et pour la première fois depuis que je le croise, je me suis sentie vraiment coupable.

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