Prendre parti
Quand j'avais posé ma
main sur la tienne, dans un geste aussi spontané qu'inusité, ça
avait fait boum. Moi, la rétive, celle qui ne touche pas ou peu ses
interlocuteurs, j'avais posé ma main sur la tienne parce que ta
tristesse m'avait touchée. Et le malaise s'était glissé entre-nous,
chargé d'un courant que je n'avais jamais su exister. Je ne t'avais
jamais vu autrement que comme une vieille connaissance pour laquelle
j'avais une sincère affection et je crois que c'était la même
chose pour toi. Je n'étais pas disponible, tu l'étais encore moins.
Je n'avais pas fini mon verre, j'étais partie sans te faire la bise,
parce qu'elle aurait été une pente trop glissante, nous le savions
tous les deux. Tu étais retourné à tes femmes, l'Officielle et
toutes les autres qui jalonnaient le parcours de tes amours
complexes.
J'étais rentrée chez-moi bouleversée. Pour y retrouver une relation qui s'étiolait
depuis trop longtemps. Une relation que je n'avais pas eu la force de
rompre plus tôt, parce que je ne suis pas si courageuse, au fond.
Mais le geste banal que j'avais posé sur ta main, me criait à toute
force que si je désirais être encore un peu intègre, je
devais agir. Je l'avais fait. Pour moi. Pour pouvoir me regarder en
face dans le miroir. J'avais déchiré le cœur de cet homme que
j'avais un jour aimé et qui m'aimait encore. Il n'avait jamais
compris pourquoi je l'avais quitté. Ses questions à ce sujet
étaient lancinantes, même bien après qu'il eut rencontré une
autre femme avec laquelle il avait eu des enfants.
J'avais passé les années
suivantes à aimer à tors et de travers. Jamais les bons hommes.
Jamais ceux avec lesquels j'aurais pu construire quelque chose. Des
êtres aussi malmenés que je pouvais l'être. Le déséquilibre
était total. J'avais écrit des tonnes de lettres longues et
complexes à ces hommes qui n'y saisissaient, souvent, pas grand
chose. Et je revenais à toi. Toujours. Dans ces épîtres sans fin
que je te composais, pour essayer de comprendre le moment fugace de
ces aveux muets qui avaient changé toute ma trajectoire. Des
missives que je ne t'avais jamais fait parvenir. J'avais peur. Peur
du rejet, de ton rejet. Même si je savais très bien que je n'avais
absolument rien inventé de cet instant fragile. Je savais aussi que tu
serais toujours un éternel infidèle. Être l'amie d'un tel homme,
je le pouvais, mais être amoureuse de lui, ça aurait été trop me
demander.
Puis tu avais posé un
commentaire sur un de mes textes. Du genre caustique. Un commentaire
qui était tout toi. J'avais esquissé un sourire un peu amer, mais
je t'avais relancé. On s'était revus. Plusieurs fois. Tu n'avais
pas d'Officielle, mais les officieuses étaient nombreuses. J'en
étais désormais. Et je me surprenais, presque quotidiennement, à
te dire ma fragilité. À être totalement honnête avec toi, même,
non surtout, en te disant ce qui te concernait. Étrangement, mes
aveux étaient sans larmes, sans besoin d'absolu.
Ça avait dû te plaire,
puisque tu avais fini par jeter tes amarres dans mon univers.
Laissant les autres femmes, quelque part, loin dans ton sillage. Tu
draguais toujours autant, c'était ta nature, je crois. J'avais pris
le parti de me dire que ce n'était pas des trahisons. J'avais pris
le parti de me dire que la maison de tes bras, quand tu posais ton
menton sur le dessus de ma tête en riant doucement, était le seul
endroit où je pouvais être en sécurité.
Libellés : Sur la frontière du réel