Petite Marie
Mon premier boulot était
dans un club vidéo. C'était à l'époque où ces endroits étaient
au centre de la vie de quartier : l'offre télé était
relativement limitée et internet n'existait pas vraiment. Les gens
louaient des films pour passer le temps. Certaines familles
réservaient des nouveautés à chaque semaine, dont celle de Petite
Marie, que j'appelais ainsi à cause de la chanson de Cabrel et du
fait que c'était une toute jeune adolescente qui n'avait pas encore
atteint sa pleine hauteur.
Encore aujourd'hui, je me
demande pourquoi elle a tant voulu être mon amie. Ce qu'elle a pu
passer comme temps, au club vidéo pour attirer l'attention des
grandes qui y travaillaient. La mienne en premier lieu. C'était une
personne à l'esprit rationnel, douée pour les chiffres et les
sciences, très cartésienne, comme toute sa famille, du reste. Elle
portait une joie de vivre qui résonnait dans son rire. Moi j'étais
au sommet de ma carrière de Reine du drame,
vivant mes émotions en montagnes russes. Je n'étais certainement
pas terre-à-terre, en tout cas. Petite Marie a persévéré à
vouloir être mon amie, et réussi. Je ne pense pas que j'ai mis une
once de condescendance la laisser entrer dans ma vie, malgré le fait
que j'avais trois ans de plus qu'elle, et qu'à cet âge, ça paraît.
C'était
une personne généreuse. Immensément. Être mon amie n'était,
semblerait-il, pas suffisant. Il fallait qu'elle partage avec moi
toute sa famille. Je les avais apprivoisés et eux m'avaient adoptée.
Je connais ma chance, je sais bien que peu de gens peuvent se targuer
d'une telle situation, et c'est à Petite Marie que je le dois.
Nous
avons passé ensemble à travers des années charnières de
l'adolescence. Il lui arrivait de trouver que j'étais un peu trop
expressive, particulièrement dans des assemblées publiques. Mais,
parce que c'était moi, elle faisait avec, même si sa personnalité
était moins, disons, versée dans les excès qui me caractérisaient.
Elle était la personne qui me ramenait régulièrement sur le
plancher des vaches, à coups de points de vue pragmatiques.
Je
suis partie étudier à Sherbrooke, ne revenant à Montréal qu'assez
rarement, au fil du temps. Elle est allée étudier à Trois-Rivières
et le temps à fait son œuvre, nous éloignant l'une de l'autre. Une
amitié qui s'étiole jusqu'à ne plus exister, par manque de
contacts.
Et
puis, les réseaux sociaux sont arrivés. Et on s'est retrouvées,
sans se revoir. En sachant qu'il y avait quelque chose de très fort
et de très précieux dans notre passé commun. Puis, ce garçon-là
et moi on s'est revus. C'est son frère. Vendredi soir, il a fait un
spectacle, que je n'aurais manqué sous aucun prétexte. Lorsqu'elle
est arrivée, j'ai eu droit à un espèce de serre-fort qui décoiffe,
mais qui fait tellement de bien. Nous avons savouré la performance,
magnifique, de ce garçon-là. À un moment donnée, happée par la
musique et la prestance de son frère, des larmes d'émotions se sont
mise à ruisseler sur les joues de Petite Marie. J'ai sorti mes
mouchoirs et elle m'a serré le bras très fort, comme pour se
raccrocher à un ancrage nécessaire dans ce flot de trop plein. Moi
j'ai eu l'impression que j'étais une femme comme il s'en fait peu et
j'ai pris toutes les décharges d'amour qu'elle m'a partagé.
Je
l'avais appelée Petite Marie parce que je l'ai connue lorsqu'elle
n'était qu'une toute jeune adolescente, mais il y a bien longtemps
qu'elle est plus grande que moi.
Libellés : Galerie de portraits
Magnifique et touchant portrait